Abécédaires en activités
Un abécédaire en chair et en choses, une façon subtile de jouer avec les lettres, de collectionner des objets qui commencent par la même lettre ou accumuler les mêmes (gommes, gants…) et les photographier pour en garder la trace. La personnalité de chacun et chacune est mise en avant et l’imagination ajoute une part de folie. Écrire, jouer, mimer, improviser, tout est prétexte à la déclinaison de l’alphabet.
A, B, C, D...
Le besoin d’ordonner le monde qui nous entoure est complexe. La forme de classement consensuel, apportée par l’alphabet au sein d’une même culture, est rassurante et structurante. L’ordre alphabétique apparaît à tous comme objectif même s’il est parfois plus avantageux de s’appeler Anatole que Zoé. Un alpha et un oméga, qui nous renvoient également à une réflexion plus profonde et philosophique sur la vie et l’ordre du monde. L’abécédaire, loin d’être un simple outil à destination des lecteurs débutants, utilise ce code pour nous amener à jouer avec les représentations de notre culture. En fonction des choix d’illustration pour chacune des lettres, le message se modifie. On peut l’utiliser pour renforcer un ordre établi, ou au contraire le faire trébucher. Ce cahier central vous invite à découvrir un projet autour de l’abécédaire mené pendant un an avec des enfants de 7 et 8 ans. Partant d’objets, dont le nom commence par la même lettre, ce projet a évolué, s’auto-alimentant de ses réalisations, suscitant l’imagination, les initiatives et permettant aux enfants de créer et de s’interroger. Collections, photographies, mises en scène, graphisme, peinture, jeu avec les mots et les phrases, poésie, écriture d’histoires, théâtre... dans un monde vivant de création, jouant entre l’absurde, le rêve et l’ordre.
Collections et expositions
Le fil conducteur de ce projet a été l’abécédaire de Boris Vian et Lucienne Vernay (repris et réorchestré récemment par le groupe Debout sur le zinc). Ces petites chansons impertinentes, surréalistes et poétiques ont servi de déclencheur pour inventer, chercher, créer à partir de chacune des lettres de l’alphabet. L’objectif de ce cahier central n’est pas d’apporter au lecteur un objet fini et reproductible mais de lui donner des envies et des pistes pour proposer aux enfants des activités à partir de l’abécédaire et, avec eux, en imaginer d’autres...
« Vous apporterez quelque chose commençant par la lettre B »... Nous voilà, le lendemain, devant un tas d’objets hétéroclites parfois attendus, parfois insolites et surprenants. Les enfants les présentent aux autres, racontent. « C’est quoi cette grande écharpe rose en plumes ? » Noémie explique que cela s’appelle un boa et que c’est sa mère qui le lui a prêté. Le choix de l’objet peut être purement technique en raison de la lettre de début, mais souvent il y a une part d’affectivité dans ce que les enfants apportent et présentent aux autres. Le petit bateau en bouteille rapporté des vacances, une photo, un objet fétiche, une peluche, un doudou ou un objet qui peut paraître neutre mais se rattache à leur histoire. Ils se mettent même parfois en scène : « Je me suis amené moi-même, puisque mon nom commence par... » Plus le projet avance dans le temps et plus les lettres s’égrènent, plus les enfants cherchent et sont imaginatifs dans ce qu’ils apportent. Ils osent, se motivent, sont inspirés par des registres différents de ceux explorés par les autres. Certaines lettres, rarement utilisées dans la langue française, sont également de vrais défis pour trouver des objets. Cela est facteur d’échange et de communication. L’objet matérialise le mot et facilite l’accès au sens et au langage pour certains enfants. Il va aussi permettre des rapprochements en fonction d’intérêts communs. Le rapport ne se fait pas uniquement sur la qualité du vocabulaire et de l’aisance à s’exprimer, ou l’apparence, mais par le vecteur de ces objets apportés de la maison, les enfants vont découvrir l’autre sous un aspect différent, être intrigués, se découvrir des intérêts communs avec lui, entrer en contact par l’intermédiaire d’un objet ou d’une photo.
Mais que faire de tous ces objets ?
Les prendre en photo ! C’est avec un réel plaisir que les enfants ont souhaité que ce qu’ils avaient apporté passe à la postérité par l’image fixe. Des groupements d’objets ont été réalisés, agencés, puis photographiés. Cela a donné des ensembles étranges, représentatifs toutefois du groupe, de ses individualités et de ses choix. Parfois, les idées se sont recoupées et ont fait écho : « Moi aussi, j’ai des gants ! Moi aussi, j’ai une gomme ! » Des collections d’objets identiques ont ainsi été exposées. Une sorte d’hommage à Arman et à ses œuvres mais qui n’a pas été une activité pour copier l’artiste et faire « à la manière de ». Ce sont le projet et la démarche de collection vécus par les enfants qui les ont amenés à mieux comprendre l’artiste. Les collections n’ont pas été faites que d’objets. Elles ont aussi exploré l’humain, avec des regroupements en fonction de l’initiale du prénom... ou de l’envie de porter une coiffe d’indien.
Portraits et déguisements
D’autres pistes se sont dégagées de ces collections sur le thème de l’abécédaire. Elles ont été explorées par les enfants pour jouer avec les mots et les images :
- Faire des portraits, en créant un décor d’objets ou de mots liés à une lettre.
- Se déguiser en utilisant comme accessoires uniquement des objets commençant par la même lettre, chaque enfant venant à tour de rôle imaginer et réaliser un déguisement à partir d’un fond mis en commun.
Mises en scènes et vanités
La présence de ces « trésors » apportés pour chaque lettre de l’abécédaire a aussi incité les enfants à jouer en imaginant des mises en scène, qu’elles soient avec des objets, comme un gâteau au clou de girofle, des personnages de dinosaures dessinant un dragon ou des humains avec la danse de deux demoiselles et Damian. Cela a contribué à faire prendre conscience aux enfants qu’une image, c’est avant tout un choix de sujet, de situation, d’angle de prise de vue... Que ce soit une nature morte créée à partir d’objets, une vanité liée au thème du temps qui passe ou une action, qu’elle soit peinte ou photographiée, il y a obligatoirement une intention de l’auteur dans ce qu’il donne à voir. Un vrai travail de sensibilisation et d’éducation à l’image, qui est essentiel dans la perception par les enfants de leur environnement quotidien.
Jouer avec les mots
Jouer avec les mots, leur forme, leur sonorité, leur signifiant a été la conséquence naturelle de cette immersion dans le monde de l’abécédaire. Les illustrer, leur donner corps, jouer avec les sonorités, avec les champs lexicaux, transformer une empreinte de pouce en personnage dont le nom commence par P, les décliner en phrases en jeux poétiques, en devinettes... Et se les approprier...
Que mangent l’ogresse et l’ogre ? Ils adorent les origamis et les os
Léon, le lion à lunettes / lit longtemps / un livre plein de lettres, / avec Lubin le lapin
Je joue avec monsieur Jaguar.Je joue avec monsieur Jojo.je joue aux cartes.Je joue avec la chimère.Et elle regarde si je ne triche pas.
Je joue avec mon frère.Je joue avec mon frère.Je joue avec mon frère.Je joue avec mon frère.Je joue avec mon frère.Je joue avec mon frère.Que c'est bien de jouer !
Un jour, Monsieur Crencontra un crabe.Et ce craberencontra Camille.Et Camille rencontraun canardEt ce canard s’envola.
Dis-donc, tu as un dé doré !
Berthe trouveune boîte bleueà l’ombre d’un baobab
Ecrire des histoires
La suite logique au fait de jouer avec les mots et les phrases fut de créer des histoires. Les enfants sont partis d’objets qu’ils avaient apportés. Pour la lettre F, il y avait entre autres des frites, des fleurs et une improbable robe de flamenco. Le début fut vite trouvé. Une danseuse reçoit des fleurs. Mais que faire des frites ? Un vrai travail d’imagination, d’apprentissage et de maîtrise de la langue écrite, mais aussi un plaisir.
Frites, Fleurs et Flamenco
Fanny était danseuse de flamenco. Elle dansait si bien, qu’à la fin de ses spectacles le public lançait toujours des fleurs sur la scène. Un soir, alors qu’elle finissait sa danse, tout le monde applaudissait et lui envoyait des fleurs. Soudain, elle reçut quelque chose de bizarre. Elle regarda par terre. C’était une sorte de bâtonnet jaune. Fanny se pencha :
« Qu’est-ce que cela peut bien être ? Mais c’est une frite ! Qui a bien pu me lancer ça et pourquoi ? » Sur la scène, au milieu des fleurs, s’étalaient des frites. Fanny regarda le public en cherchant le lanceur de frites, mais elle ne le trouva pas. Àla fin du spectacle, le public s’en alla et il ne resta qu’une seule personne dans la salle. Il était habillé avec un béret et une veste noire. Il tenait à la main un cornet de frites.
« Ah ! Vous dansez tellement bien ! C’est extraordinaire ! Permettez-moi de vous offrir ces frites. »
Il se mit à genoux et lui tendit le cornet :
« Vous êtes belle comme une frite ! Vous dansez comme une frite ! Puis-je vous appeler ma frite ? » Fanny fut ravie. «
Merci pour tous ces compliments. »
L’homme se présenta :
« Je m’appelle Fritz. Puis-je vous inviter à dîner à la baraque à frites ? »
Ce fut une belle histoire d’amour qui commença.
À la manière du cadavre exquis des surréalistes, une autre stratégie d’écriture, toujours partant des objets de l’abécédaire apportés par les enfants, fut de créer une scène, de la photographier, de l’écrire, puis d’imaginer la scène suivante avec le même processus... Un cadre et un guide qui ont rassuré certains enfants en leur permettant de s’appuyer sur une démarche et une matérialisation pour oser écrire.
Théâtre de l’abécédaire
Les mises en scènes d’objets et de situations avaient amorcé l’idée d’un jeu corporel avec l’alphabet. Il fut donc décidé de donner vie aux « habitants de l’Abécédaire ». Après une période de sensibilisation durant laquelle les enfants jouèrent avec l’espace, ils s’essayèrent à la traduction corporelle et gestuelle de lettres. Petit à petit, certaines attitudes s’imposèrent, des personnages prirent corps, se matérialisèrent. Puis, leur caractère, leur manière d’être et de se comporter s’affina pour devenir incontournable. Les enfants dressèrent alors les portraits de ces curieux personnages.
Monsieur et Madame O
Ils sont heureux et s'émerveillent de tout.
Leur phrase favorite est : « Oh ! C’est beau ! »
Monsieur et Madame A
Ils sont blasés et snobs.
Ils se croient supérieurs et ont tendance à mépriser les autres. Leur phrase favorite est : « Ah ! Bon ! »
Monsieur et Madame W
Ils se croient les plus forts et montrent leurs muscles. Leur phrase favorite est : « double V ! »
Monsieur et Madame P
Ils ont tout le temps l'impression d'avoir fait quelque chose qu'il ne fallait pas. Leur phrase favorite est : « Pardon. »
Monsieur et Madame S
Ils ont des secrets et aiment les mystères. Leur phrase favorite est : « Chut ! C’est ssssssssecret ! »
Monsieur et Madame V
Ils sont toujours d'accord avec tout. Leur phrase favorite est: «Oui ! C’est vrai ! » Suivirent Monsieur et Madame T , C , K , I
Puis, ces personnages furent mis en situation de jeu pour de courtes improvisations, par tirage au sort ou par choix des enfants. « Un jour monsieur P rencontre Monsieur et Madame V à la mer... » Certaines de ces improvisations, s’affinèrent au fil des séances pour déboucher sur la construction de scènes jouées et l’écriture de textes. Ponctué tout au long de l’année par les textes de Boris Vian et les mélodies de Lucienne Vernay, ce projet sur l’abécédaire a été le reflet de ces enfants, de leurs personnalités, et de leurs idées. Avec un autre groupe, il aurait certainement pris des couleurs différentes et abordé autrement ces activités multiples.