Révolution
Révolution
Tome I Liberté
Florent Grouazel, Younn Locard
Collection « Actes Sud – l’an 2 », Actes Sud, 2018
Cet ouvrage vient d'obtenir le Fauve d'Or lors du dernier festival international de la Bande dessinée à Angoulème en cette fin de mois de janvier 2020
Quand travailler suffit à peine pour subvenir à l’ordinaire, le fond de l’air est à la colère. Et quand, encore, il faut payer l’impôt, la colère peut se faire émeute. Le pouvoir fait alors donner la troupe par peur que l’émeute ne se transforme en insurrection... C’est la situation qui prévaut à Paris en 1789 telle que la rapportent Younn Locard et Florent Grouazel les auteurs de Révolution, une bande dessinée monumentale parue en janvier dernier. Le lecteur de 2019 ne peut être que frappé par les similitudes du climat social d’alors et les rapprochements que la situation d’aujourd’hui impose. On a beau savoir que comparaison n’est pas raison et que l’Histoire ne se répète pas, les dames poissardes et les forts des halles qui grondent et battent le pavé font terriblement penser à nos contemporains habillés de gilets fluorescents occupant les ronds-points et manifestant sans déclaration aucune. Et ce rapprochement est d’autant plus frappant que les auteurs n’ont pu le préméditer puisque leur travail était achevé le 17 novembre 2018, après cinq années de création à quatre mains.
C’est donc au présent du printemps et de l’été 1789 que nous suivons différents personnages se démêler avec leur quotidien, leurs urgences, leurs aspirations. Louise, une jeune domestique, est renvoyée de la taverne du faubourg Saint-Antoine où elle travaillait. Jetée à la rue, elle retrouve sa petite sœur, Marie, mi-gavroche mi-Quasimodo, habituée des bas-fonds et des combines de misère pour gagner une vie toujours en sursis. Et puis voici Abel de Kervélégan, gentilhomme de Basse-Bretagne mais surtout amoureux éconduit, qui entreprend le long voyage de Quimper à la capitale pour tenter de conquérir celle qui reste sourde à ses missives. À défaut de revoir sa belle, c’est son frère qu’il retrouve, député exalté du Tiers-État aux États Généraux qui viennent de se proclamer Assemblée nationale. L’événement inquiète Jérôme Laigret, l’animateur du Lys ardent, gazette ultra royaliste. Lui aussi arpente les rues pour prendre le pouls de la capitale et intriguer pour la cause légitimiste. Bientôt l’insurrection qui vient va voir ces différentes trajectoires se croiser.
L’ampleur de l’ouvrage – plus de 300 pages – permet de donner à tous ces personnages l’épaisseur nécessaire et d’en faire surgir d’autres au fil des rencontres. Et c’est par leurs yeux que les pages bien connues de la période surgissent, que la saga se fait fresque historique. On est presque surpris de comprendre que cette épaisse fumée noire qui s’élève au-dessus des toits, ces coups de canons que l’on entend viennent de la Bastille. On court derrière Reine Audu, dame poissarde en cheffe pour porter secours aux assiégeants. On est pris d’un haut-le-cœur avec Louise à la vue de la sauvagerie du sort réservé aux vaincus. Tantôt, le récit prend son temps, au rythme des dialogues qui s’installent dans une diligence, un appartement ou sur les bancs de l’assemblée, les personnages livrant leur part d’ombre petit à petit. Tantôt, il s’emballe sous le coup des événements et emporte tout, nous avec !
À intervalles réguliers, des images, incroyables de détails, occupent toute la double-page, aèrent le récit d’un souffle épique ou solennel et rappellent que c’est aussi l’Histoire qui est en marche. Telle cette passe d’armes entre tribuns à la salle du Manège où l’assemblée se prononce sur l’instauration de la loi martiale après les émeutes de l’été. « Le peuple attroupé réclame du pain, vous dites. Donnez-nous des fusils pour immoler le peuple ! » C’est sur cet épisode annonciateur de sombres lendemains que se clôt le premier volume, magistral. On se languit d’attendre la suite tout autant qu’on la redoute. La fiction, plus encore que l’Histoire, a soulevé des attentes incommensurables.
Vers l'Education nouvelle (n° 575, juillet 2019)