Autodafé ludique
Je joue, tu joues… nous jouons
« Si l’on tolère les jeux vidéo dans la cour de récréation, les enfants ne joueront plus ensemble. Chacun sera dans son coin. Nous allons renforcer le manque de communication entre eux… » Le jeu vidéo serait-il une activité solitaire, préjudiciable au groupe et à la relation ? Un jeu porte en lui ses codes, ses règles, ses références communes, ses tactiques et stratégies… Cela constitue un patrimoine commun entre les joueurs, qui a plutôt tendance à rapprocher qu’à exclure. Nous avions reçu à la maison un jeune allemand. Lorsqu’il est arrivé, on le sentait gêné. Nous ne savions pas trop comment le mettre à l’aise. Soudain, il a vu que son correspondant avait un jeu vidéo auquel il jouait lui aussi. Ils se sont mis devant l’ordinateur ensemble. En alternance l’un regardant l’autre jouer, lui donnant des conseils ou faisant des remarques. La glace était rompue...
Les enfants parlent de leurs jeux, des niveaux qu’ils ont réussi à passer, des tactiques et astuces pour y arriver. Nombre de consoles et de jeux interactifs permettent maintenant à plusieurs joueurs de partager une partie. Mais même lorsque ce n’est pas le cas, il y a peut y avoir communication.
Des enfants qui en regardent un autre jouer ne sont pas forcément inactifs et dans un statut de simples spectateurs. Cela peut nous échapper, mais il y a une forme de communication qui s’établit. Ils analysent les actions de celui qui joue et les comparent à leur propre technique, ou s’en imprègnent en attendant leur tour. L’adulte qui souhaiterait remédier à ce qui ressemble pour lui à un manque d’équité : « Laisse les autres jouer maintenant ! », risquerait d’être perçu par ceux qu’il prend pour des spectateurs, davantage comme un « emmerdeur » qui se mêle de ce qui ne le regarde pas, que comme un justicier.
Il ne faut bien sûr pas nier le fait, que certains enfants peuvent utiliser le prétexte du jeu vidéo pour s’isoler des autres et ne pas entrer en communication avec eux. Mais est-ce le jeu qui en est la cause, ou n’est-il que le vecteur d’un problème qui est autre ? On peut s’isoler dans la lecture, dans la musique, dans le dessin, dans le travail scolaire… ou sans avoir besoin d’aucun prétexte.
Eteignez cet écran que je ne saurais voir
« Tu te rends compte du temps que les enfants passent devant un écran chaque jour ! Ce n’est pas bon pour eux. » Nombre d’enseignants ou d’animateurs, s’appuyant sur ce constat en profitent pour interdire les jeux vidéo pendant la récréation ou au centre de vacances. Il faut reconnaître que certains enfants passent globalement beaucoup de temps devant un écran. Mais pas à l’école ni au centre de vacances. Dire que l’on va y supprimer une activité pour compenser un excès dans la famille est étonnant. Transférons cette logique à d’autres sujets que les jeux vidéo : Léo mange trop chez lui. A la cantine, il jeûnera... Emilie fait de longs trajets en voiture tous les jours pour venir à l’école et le week-end ses parents la traînent encore sur les routes. Pas de sortie en car pour elle. Elle fait bien assez de kilomètres comme ça… John lit tard le soir dans son lit et la lecture occupe souvent ses loisirs, car il se retrouve tout seul à la maison. Interdiction pour lui d’emporter un livre en récréation. D’autant qu’il a déjà lu en classe. Il ne faudrait pas abuser… La réponse apportée à ces situations semble aussi absurde qu’inutile. Pourtant dans le contexte de l’écran, elle ne paraît pas choquante à certains animateurs ou enseignants.
Contenu et diversité
Un autre argument souvent utilisé par les adultes dans le procès fait aux jeux vidéo est la violence qu’ils véhiculent, banalisent et donc à laquelle ils incitent. Dans le livre « La gloire de mon père » évocation de ses souvenirs d’enfance au début du siècle dernier, Marcel Pagnol raconte un « divertissement si gracieusement enfantin», auquel il se livrait avec son frère et qui consistait à faire s’entredévorer des insectes et à observer la scène dans ses moindres détails. Et en comparaison des ogres égorgeurs de petites filles, au regard exorbité, dessinés par Gustave Doré au XIXème siècle pour illustrer les contes pour enfants, certaines images des jeux vidéo paraissent fades.
Les enfants n’ont pas attendu les jeux vidéo pour apprécier une certaine violence en images ou bien réelle. Là encore, il ne faut pas confondre la cause et le vecteur. Pagnol et son frère ne passaient pas leur temps à martyriser les insectes et leur vie se composait de bien d’autres choses qui leur permettaient de se construire. Et si un enfant s’enfermait dans ce type de comportement, on n’incriminerait pas le fait qu’il vit à la campagne, que la nature lui montre une certaine violence entre animaux et met à sa disposition des insectes. On situerait le problème ailleurs.
« C’est quand même mieux de lire que jouer à un jeu vidéo… » Cette hiérarchisation pourtant communément admise n’a pas de sens. Comment pourrait-on comparer certaines revues « people » où tout est convenu et basé sur une fausse apparence, avec un jeu vidéo documenté, tirant ses situations d’un contexte historique référencé, amenant à résoudre des situations, à lire. Ou au contraire mettre en concurrence un livre passionnant avec un jeu à l’intérêt médiocre.
Parler globalement du contenu des jeux vidéo n’est pas possible. Ce serait comme parler comme d’un tout indissociable à propos des livres ou des films. Il y en a d’intéressants, de violents, de stupides, de remarquables, d’insipides, de passionnants, d’enrichissants…. Et de plus, tout le monde n’a pas forcément les mêmes perceptions et opinions.
Pour les jeux vidéo, la logique est la même, il y en a qui permettent de renforcer la coordination œil main, d’anticiper des situations, de développer ses réflexes, son imaginaire, son esprit de déduction, d’apprendre… Et d’autres qui sont sans intérêt, avec des situations convenues, une violence gratuite, des actions sans logique, du faire pour faire…
Pourtant beaucoup d’adultes parlent « des jeux vidéo » pour donner un avis global sur ce phénomène qui d’après eux envahit voire pervertit l’univers enfantin.
Sans nous…
Ce procès fait aux jeux vidéo, qui amène certains animateurs et enseignants à vouloir les écarter des centres de vacances ou des cours de récréation est paradoxal. La plupart des arguments qui font pourtant consensus résistent mal à un simple recentrage. Cependant cet état de fait perdure. Et si cela venait du fait que les adultes ne comprennent pas ou perçoivent mal ce qui se passe pendant une partie de jeu vidéo et surtout que les enfants n’ont pas besoin d’eux à ce moment là ?
Avec les jeux vidéo, dans la plupart des cas, l’enseignant n’est plus celui qui sert de référence, qui contrôle, qui peut poser des règles, ou évaluer. Il est dans un univers qu’il maîtrise mal et pour lequel il n’a souvent, pas même, les souvenirs de sa propre enfance. Lui, qui a l’habitude d’être une référence, se retrouve spectateur néophyte. Cette inquiétude face à une situation perçue comme susceptible de dériver, puisqu’il n’en maîtrise pas les principaux enjeux, amène à un rejet qui fait consensus.
Certains animateurs sont quant à eux, gênés s’il arrive parfois que les enfants jouent sans avoir besoin d’eux. A quoi servent-ils? Il faut qu’ils puissent justifier leur fonction et leur rôle d’organisateur. Et si leur autorité et leur compétence venaient à être remise en question par des petites machines susceptibles d’intéresser davantage les enfants que l’atelier ou le jeu qu’eux-mêmes veulent leur proposer?
Ne donnons pas aux jeux vidéo un statut, des vertus ou des vices qu’ils n’ont pas. Prenons seulement en compte cette simple réalité. Ce sont des jeux avec leurs intérêts et leurs inconvénients. Et face à cette nouvelle donne, n’utilisons pas la diabolisation et l’interdiction pour nous défausser. Souffler n’est pas jouer…
Vers l'Education Nouvelle (n° 571, juillet 2018)