histoire de l’éducation populaire
L’éducation populaire, on en parle, on en fait des gorges chaudes, chacun et chacune a un avis sur le sujet, on sait mieux que tout le monde ce que cela revet... Ce texte remet les pendules à l'heure! aujourd'hui, force est de constater qu'on l'a réduite à l'état de prestataire et plus de partenaire, qu'elle est regardée avec condescendance par les tenants du pouvoir. Elle est entrée en résistance, elle s'inscrit en faux contre la marchandisation.Mais elle a besoin de gagner une nouvelle légitimité au-delà des mots et dans les actes. C'est à cette condition qu'elle reconquerra ses lettres de noblesse en regagnant du sens. L'éducation est une question de temps, l'éducation populaire un mécanisme lent, mais la société ne peut objectivement se passer de ses apports.
Notons tout d’abord que ce concept d’Éducation populaire est assez largement franco-français, même si des démarches proches existent dans de nombreux pays et que ses définitions sont multiples. Nos amis latins, Italiens et Espagnols, comprennent un peu de quoi nous parlons. Cela se complique au-delà du Rhin ou du Channel. Il en est de même d’ailleurs pour le concept de « laïcité », lui aussi assez largement hexagonal. L'accord est général pour faire de Condorcet le père fondateur de l’Éducation populaire en citant son rapport devant l’Assemblée législative d’avril 1792, portant sur « l’organisation générale de l’instruction publique »… Il existe évidemment des initiatives antérieures, mais c’est la première fois que cette préoccupation est clairement inscrite dans un texte de loi, même si les mots « Éducation populaire » ne sont pas encore prononcés. Il s’agit « d’offrir à tout individu de l’espèce humaine les moyens de pourvoir à leurs besoins, d’assurer leur bien-être, de connaître et d’assurer leurs droits, d’étendre et de remplir leurs devoirs […] et par là d’établir entre les citoyens une égalité de fait et rendre réelle l’égalité politique reconnue par la loi […] comme le premier but de l’Instruction nationale. » [ Cité par J.-P. Collos dans son article de Ven 471, octobre 1995 p. 5 : « Petite histoire de l’Éducation populaire ». ] Et de préconiser l’organisation de cours et de conférences dans les écoles…
Mais la révolution, c’est aussi le décret supprimant les corporations et la loi « Le Chapellier » [ Loi du 14 juin 1791 supprimant en particulier les corporations et le compagnonnage précédée par les décrets d’Allarde des 2 et 17 mars 1791 qui interdisent les grèves, les syndicats, les mutuelles… Abrogation du délit de coalition par la loi Ollivier du 25 mai 1864 et légalisation des syndicats par la loi du 21 mars 1884 de Waldeck-Rousseau ] qui interdit les coalitions ouvrières, décisions qui détruisent les dispositifs d’autoformation et d’auto-organisation des métiers…
Le XIXe siècle : République et / ou socialisme
Dans un premier temps, se développe toute une série d’actions et d’expériences d’« éducation du peuple » : des cours pour adultes, la publication de livres et de journaux soutenus par des écrivains comme Georges Sand… Cette période est marquée par l’influence saint-simonienne et les socialistes dits « utopiques » [ Les « socialistes utopiques », entre autres Saint-Simon (1760-1825) économiste et philosophe, son disciple Prosper Enfantin, Charles Fourier (1732-1837) et ses « phalanstères».].
Le contexte politique est marqué par la question de la République et par l’émergence de la question sociale. Avec deux révolutions, celle de 1830 et celle de 1848. Cette dernière est en deux temps, le second se traduisant par l’écrasement de la révolte ouvrière, avec à la clé, le Second Empire…
La Ligue de l’Enseignement est crée en 1866, avec la figure de Jean Macé et préside au développement des œuvres péri et postscolaires, laïques, à celui des universités populaires. C’est l’expression du courant républicain qui engage la lutte pour l’école élémentaire et qui est préoccupé par la formation du citoyen électeur… Dès cette période, s’instaure un débat qui sera récurrent sous différentes formes, entre ceux qui veulent éduquer tout le peuple et ceux qui veulent « armer » ceux qui sont destinés à construire une autre société, à constituer une autre classe dominante…
De 1871 à 1900, l’enjeu, est de sauver puis de conforter la République et d’étendre la démocratie, de démocratiser la culture, de développer la citoyenneté, de mobiliser la conscience sociale.
C’est que la défaite de la Commune qui avait ébauché un programme ambitieux dans le domaine de l’éducation et de l’accès à la culture pour tous, c’est la victoire d’une France rurale, catholique et réactionnaire qui ne pourra toutefois pas pousser tous ses avantages et aller jusqu’à la restauration de la monarchie. Très rapidement, des contradictions vont apparaître au sein des classes dirigeantes: les besoins des propriétaires terriens et d’une bourgeoisie traditionnelle ne sont pas les mêmes que ceux des grands industriels…
Pour moderniser la France, son appareil économique et administratif, processus déjà largement engagé sous le Second Empire, il faut des cadres intermédiaires, une main d’œuvre formée… L’école publique doit pour une part répondre à ces nécessités et les lois Ferry de 1880 constituent une victoire du camp républicain. Ce conflit prend la forme d’un affrontement entre la République et l’Eglise, avec un savant jeu d’équilibres extrêmement instables entre des projets opposés, et des dispositions parfois contradictoires…
Dans le même temps, la création des premières bourses du travail en 1890 exprime la montée en puissance d’un fort courant lié au mouvement ouvrier. La préoccupation de la formation des adultes est présente dès les premiers congrès de l’internationale socialiste. Apparaît aussi le souci de la défense et de la promotion d’une culture prolétarienne. La CGT naît en 1895. Tout ce mouvement, largement anarcho-syndicaliste, porteur de démarches d’auto-éducation de la classe ouvrière, se défie tout autant des partis, des églises que de l’État.
Enfin, en 1886, est créée l’Action catholique de la Jeunesse française qui se donne pour mission de « rechristianiser » le peuple et la question sociale et de défendre l’église tout en acceptant la République.La volonté de ces acteurs, est de ne pas laisser aux seuls « sans dieu» la préoccupation de la question sociale… Suivra la création de nombreux mouvements comme «le Sillon» de Marc Sangnier, la Jeunesse ouvrière chrétienne ou la Jeunesse étudiante chrétienne.
La fin du XIXe siècle et le début du XXe est une période extrêmement troublée, marquée par des affrontements politiques extrêmement durs et traumatisants pour la société française : l’affaire Dreyfus, la loi de séparation entre l’Église et l’État en 1905, qui se met en œuvre dans un climat extrêmement brutal… La loi de 1901 sur les associations, dont le statut sera accordé aux mouvements de jeunesse en 1913, va permettre un grand développement des associations d’Éducation populaire de toutes sortes. Dans ce contexte, il y a un foisonnement d’initiatives plus ou moins réussies comme les universités populaires. Les intellectuels « vont au peuple » : on peut citer Charles Péguy [ Charles Péguy (1873-1914) polémiste, journaliste, écrivain, poète, catholique mais défenseur de Dreyfus, « gérant » de la revue Les Cahiers de la quinzaine. ] ou Romain Rolland [ Romain Rolland (1866-1944) historien de la musique, écrivain… Entre autres ouvrages : Le Théâtre du peuple (1903), Au-dessus de la mêlée (1915), Jean Christophe (1904-1912), un des fondateurs de la revue Europe en 1923. ] et son engagement pour un théâtre populaire… Donc, il y a d’un côté, les « laïques » de la Ligue de l’Enseignement, s’insérant dans un camp «républicain » à géométrie plus ou moins variable, qui semble l’emporter sur de nombreux points et dans lequel la franc-maçonnerie tient une place importante. Parallèlement, émergent des initiatives qui naissent dans la communauté chrétienne ; assez « naturellement » de la part des protestants très actifs dans le monde de l’économie sociale, dans le mouvement coopératif; souvent en conflit avec la hiérarchie du côté de l’Église catholique pour ce qui est de l’action catholique ouvrière… Enfin, présence aussi d’un courant « prolétarien » qui se défie de tous les autres et qui développe un projet autonome dans tous les domaines y compris dans celui de l’éducation… Pendant toute cette période, la question de la jeunesse est perçue comme un enjeu dans une perspective de revanche. On pense bien sûr à la revanche sur la Prusse et à la reconquête de l’Alsace-Lorraine – et là encore, l’école publique doit jouer son rôle - mais c’est aussi dans certains esprits, à la revanche de la Commune de Paris…
Le XXe siècle
De la guerre à la guerre
Sans doute peut-on dire que le XXe siècle commence en août 1914… Jaurès est assassiné, Péguy meurt dans les premiers jours de la guerre, Romain Rolland écrit Au dessus de la mêlée… La terrible boucherie de cette guerre et ses conséquences laissent une Europe traumatisée et profondément bouleversée. La Révolution russe provoque tout un reclassement des forces politiques et une fracture de la gauche dans un pays comme la France. En ce qui concerne l’Éducation populaire, elle se traduit dans un premier temps par un recyclage du débat éducation populaire-éducation prolétarienne… L’avènement du fascisme en Italie puis en Allemagne et la guerre d’Espagne provoquent une nouvelle recomposition autour de l’antifascisme…
Dans le monde de l’Éducation populaire – et des mouvements de jeunesse en particulier – cela génère le développement d’organisations très opposées, du pacifisme intégral au fascisme avéré… Le Front populaire constitue une nouvelle et grande rupture. C’est un moment d’explosion d’initiatives autour des loisirs et du temps libre – grâce aux quarante heures et aux congés payés - et aussi un rapprochement entre différents courants et mouvements… Tout devient «populaire » : le sport, les loisirs, la culture, l’aviation même… Le temps libéré et conquis sur le travail doit être un temps de libération et d’apprentissage de la liberté… « Pour une jeunesse saine, pour une France heureuse » est le mot d’ordre du Front populaire dont le gouvernement crée un sous-secrétariat d’État à la Jeunesse et aux loisirs dans le même élan que les congés payés et la semaine de quarante heures.
En 1937, le secrétaire d’État Léo Lagrange [ Léo Lagrange (1900-1940), ancien éclaireur de France, sous-secrétaire d’État dans le gouvernement de Léon Blum, mouvement des auberges de jeunesse… ], qui dépend du ministre de l’Éducation nationale, lance un projet de construction de 253 stades, met en place un Conseil des sports, annonce le développement des auberges de jeunesse… Cette même année se tient le premier stage de ce qui deviendra les Ceméa… Pour une bonne chronologie de l’histoire de cette association, se reporter à l’ouvrage coordonné par Jean-Marie Michel, Passeurs d’avenir, publié par Actes Sud, en octobre1996.
Avec la défaite de la France et l’occupation, s’ouvre une période paradoxale sur les questions de jeunesse et d’Éducation populaire. L’état français de Vichy invente des structures et des modes de gestion de ce secteur qui lui survivront en partie. Certaines des structures qu’il crée comme les chantiers de jeunesse et l’école de cadres d’Uriage seront aussi des lieux de résistance. Parallèlement, au sein de la Résistance se forment des cadres et un programme, celui du Conseil national de la Résistance, qui sera pour une part mis en œuvre à la Libération et qui va favoriser une nouvelle explosion de l’Éducation populaire. C’est à la liquidation de cet héritage que nous assistons depuis quelques années…
De la Libération à l’alternance
C’est en 1944 qu’est créée une direction des mouvements de jeunesse et de l’Éducation populaire au ministère de l'Éducation nationale. Structure qui changera plusieurs fois de nom et qui restera, sauf une courte période en 1947 - lors de l’éphémère création d’un ministère de la Jeunesse, des Arts et des Lettres - jusqu’en 1963, sous la tutelle de l’Éducation nationale. Premier directeur : Jean Guéhenno [ Jean Guéhenno (1890-1978), enseignant, écrivain, critique littéraire. Auteur entre autres de Caliban parle (1928), de La Foi difficile (1957), directeur de la revue Europe de 1929 à 1936. ], personnage emblématique de l’écrivain, de l’intellectuel issu du peuple, longtemps rédacteur en chef de la revue Europe…À partir de cette période, le positionnement des intellectuels se modifie et ils sont plus intimement liés aux mouvements. On assiste à la création de l’union patriotique des jeunes rassemblant 45 organisations et mouvements et de la République des jeunes qui deviendra la fédération des maisons de jeunes.
La création, le 22 février 1945, des comités d’entreprise donne un outil supplémentaire à l’Éducation populaire. L’unité forgée dans la Résistance sera rapidement lézardée par la guerre froide. La rupture sera toutefois moins importante que celle des années Trente. C’est que la guerre froide, c’est aussi les « trente glorieuses » et un développement sans précédent des loisirs et du temps libre. Il est évidemment impossible à ce moment de ne pas mentionner la personne de Joffre Dumazedier [ Joffre Dumazedier (1915-2002), sociologue et inventeur de la méthode de « l’entraînement mental ». Instructeur à l’école des cadres d’Uriage, résistant et fondateur avec Bénino Cacéres de Peuple et Culture en 1944. ], militant fondateur de Peuple et Culture, issu de l’école d’Uriage et scientifique, universitaire fondant une école de sociologie des loisirs et du temps libre…
Toute cette période est marquée par une relation particulière entre l’État et les acteurs de l’Éducation populaire… Il y a certes des affrontements, mais aussi de la coopération et des engagements communs pour un développement et une modernisation du pays qui constituent une empreinte particulière du gaullisme… S’installe aussi alors ce que l’on a appelé le «communisme municipal » qui va développer dans les villes et les quartiers populaires de nombreuses initiatives qui ressortent de l’Éducation populaire dans le domaine de la jeunesse et de la culture en particulier. Se développe aussi le mouvement de décentralisation culturelle et surtout au niveau du théâtre et la création en 1959 du ministère de la Culture, dont l’Éducation populaire et les pratiques amateurs sont exclues… La figure de Malraux [ André Malraux (1901-1976), écrivain, aventurier, homme politique. Antifasciste, engagé aux côté des républicains dans la guerre d’Espagne (L’Espoir), résistant en 1944 et participant aux combats pour la Libération de la France. Ministre de la Culture de 1959 à 1969. Créateur des Maisons de la Culture – à ne pas confondre avec les Maisons des Jeunes et de la Culture nées à la Libération. ] reste emblématique et son héritage toujours sujet à débats…
Cette période se caractérise sous certains aspects, par une recherche de consensus et un relatif effacement des aspérités. Les « équipements » se développent, souvent avec le concours de l’État et il s’agit de les « gérer ». Apparaît et se développe jusqu’à la professionnalisation le concept d’animation, plus technique que celui d’Éducation populaire… Cette période s’achève en 1968. La modernisation n’a pas été assez rapide et la société de consommation étouffe dans les cadres de la France gaulliste. Le Comité national de la jeunesse et de l’Éducation populaire (Cnajep) est né cette année là. La loi de 1971 sur la formation professionnelle continue et sur la formation permanente est sans doute la dernière manifestation d’un développement assez consensuel du secteur. Le terme d’Éducation populaire est de plus en plus recouvert par ceux d’animation socioculturelle, de formation permanente, d’action culturelle. S’installe pendant cette période, une sorte d’équilibre entre la droite et la gauche pendant laquelle, majoritairement, l’Éducation populaire s’inscrit dans le camp de la gauche et de son programme d’alternative politique et sociale à laquelle elle est censée contribuer.
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La rupture de 1981
Une nouvelle rupture intervient en 1981 avec l’alternance et l’arrivée de la gauche au pouvoir…
L’embellie sera de courte durée, avec l’éphémère ministère du Temps Libre… Avec la montée
des difficultés économiques, le choix de la politique de rigueur, s’instaure une instrumentalisation
des organismes et des structures de l’Éducation populaire dans des dispositifs d’État et toute
une série de bouleversements économiques et sociaux vont largement modifier le paysage
politique et associatif.
1981… C’est le rapport de Bertrand Schwartz [ Bertrand Schwartz (né en 1919 et mort en 2016). Un des spécialistes français de la formation professionnelle continue. Auteur d’un rapport sur l’insertion sociale et professionnelle des jeunes commandé par Pierre Maurois en 1981. Créateur de l’association Moderniser sans exclure en 1992. ] sur l’insertion sociale et professionnelle des jeunes qui se voulait global et préconisait bien des mesures dont finalement assez peu ont été mises en œuvre. C’est aussi le premier « été chaud ». À partir de ce moment, la préoccupation de l’insertion devient prioritaire avec celle de la prévention de la délinquance.
En 1982, mise en place du dispositif 16/18 (dispositif Rigoud) [ Marcel Rigout (1928-2014), ministre (communiste) de la formation professionnelle dans les gouvernements Maurois de 1981 à 1984. ]. Soixante et une missions locales sont crées ainsi que 850 permanences d’accueil d’information et d’orientation. Peut-être faut-il se rappeler que dans l’esprit de bien des acteurs, il s’agissait de dispositions transitoires, palliatives en attendant la nécessaire réforme de l’Éducation nationale. On sait ce qui s’en est suivi. 1981…
1988 : Bambuck [ Roger Bambuck (né en 1945), athlète de haut niveau. Secrétaire d’état à la Jeunesse et aux Sports de 1988 à 1991 dans le gouvernement Rocard. ], secrétaire d’État lance le schéma directeur des formations. Sans doute la dernière phase conquérante de ce ministère. La suite, nous sommes encore dedans. Les illusions du ministère de Marie-Georges Buffet (l’appel public à réflexion sur l’Éducation populaire) [ Marie-George Buffet (née en 1949) ministre de la Jeunesse et des Sports dans le gouvernement Jospin de 1997 à 2002. On retient surtout de son passage au ministère sa lutte contre le dopage et la création du Conseil national de la Jeunesse. ] ont fait long feu. Jeunesse et Sport et sa partie Éducation populaire ont été progressivement effacés du paysage, les divers changements de ministère de tutelle devenant de non événements remarquables. Inutile de s’appesantir là-dessus.
Nous arrivons à la période actuelle sur laquelle je vais revenir plus précisément.
Les Ceméa n’ont pas été à l’écart de ce mouvement. Le rassemblement de Clermont en 1984 définit deux directions : la diversification des actions de formation, la décentralisation. Ils s’engagent dans les dispositifs d’insertion sociale et professionnelle – non sans débat – s’investissent fortement dans la construction de la filière jeunesse et sport. La forme de l’association évolue avec la création des associations territoriales et le choix d’une « association nationale forte » plutôt que d’une fédération… Évolution qui aboutit à la création d’une entreprise socio-éducative assez « classique », avec des instances pas toujours adaptées aux besoins du mouvement, dans lequel coexistent des logiques parfois contradictoires. Une lente évolution dans la nature même des ressources humaines de l’association est perceptible : de l’enseignant instructeur permanent, agissant dans une structure peu hiérarchisée et nationale, aux salariés dont le rapport à l’Éducation populaire, voire à l’Éducation nouvelle est parfois plus « lâche » et qui évoluent dans une structure dans laquelle les fonctions, les prérogatives, les rémunérations sont distinctes. Les formes d’engagement et de militantisme ont aussi évolué, certains secteurs se sont rétrécis, certains groupes ont disparu. Ça, c’est le présent.
Le contexte actuel de l’Éducation populaire….
Il y a tout d’abord la marchandisation d’une partie importante des activités des entreprises socio-éducatives de l’Éducation populaire.Pendant longtemps, qu’il s’agisse d’animation socioculturelle, de loisirs et de culture pour les salariés, de tourisme social ou de formation permanente, les acteurs de ces secteurs ont été des associations ou le service public, y compris local. Une partie importante de ces activités est désormais investie par des entrepreneurs privés commerciaux essentiellement mus par la recherche du profit, même lorsqu’ils sont déguisés, plus ou moins, en association. Ce mouvement est amplifié par les évolutions de la législation concernant les marchés publics. Les associations ne sont plus considérées comme des partenaires mais comme des prestataires de service, même par des collectivités locales pourtant gérées par des élus de gauche. Les logiques de gestion financière se sont peu à peu imposées au détriment d’une recherche d’efficacité sociale et culturelle au service d’un projet fort et partagé par l’ensemble des opérateurs et des utilisateurs des actions mises en place. Ces aspects sont encore accentués par les politiques ultralibérales qui se traduisent par une augmentation des besoins et une raréfaction des moyens consentis par l’État pour y répondre. Les difficultés que rencontrent les collectivités locales pour boucler leurs budgets, la mise en œuvre de la décentralisation dans des conditions où le transfert des compétences est loin d’être toujours compensé par un transfert de ressources correspondant, la réforme en cours et celle de la fiscalité locale entre autres, aggravent la situation et augmentent la rareté des subventions. À tout cela, il faut ajouter les pressions de plus en plus fortes à l’échelle planétaire – singulièrement européenne - pour aller vers une privatisation de l’ensemble des secteurs, y compris ceux de l’éducation, de l’enseignement, de la santé… Voir à ce propos la directive «service » de l’Union européenne.
Il y a sans doute aussi une crise de sens..Jusqu’en 1981, ce secteur était majoritairement inséré dans l’ensemble large qui constituait « la gauche », porteuse d’un projet social et politique alternatif. Tant sur le plan national que sur le plan international, la disparition de l’illusion même d’une alternative avec l’effondrement du « socialisme du réel » et une extrême rapidité de l’évolution économique et sociale avec les nouvelles technologies ont favorisé un effacement des valeurs propres au secteur, « ringardisé » bien des démarches et des pratiques. Ainsi le tourisme social, longtemps porté par les comités d’entreprises s’est profondément modifié, voire a disparu, laissant la place à des grandes entreprises uniquement mues par la recherche de profit et sans aucune préoccupation éducative ou émancipatrice. D’autres ont été submergées par des objectifs qui lui étaient plus ou moins étrangers. Ainsi, le loisir éducatif est-il supplanté par l’insertion professionnelle et l’occupationnel, la prévention par la sécurité dans le secteur jeunesse… Les politiques de la jeunesse qui constituaient une part importante de l’activité de l’Éducation populaire, en particulier sur le plan local sont en crise ou ont été abandonnées. Plus globalement, la question du chômage et de l’emploi a fait reculer dans les discours, les consciences et les projets, les préoccupations du loisir et du temps libre qui étaient centrales dans les périodes précédentes marquées par les nombreuses conquêtes en matière de temps de travail et de durée des congés payés. C’est d’autant plus inquiétant que le temps de loisirs reste un lieu d’approfondissement des inégalités et que la préoccupation de son enrichissement pourrait constituer un bon moyen de contribuer à les atténuer. Les tribulations de la mise en œuvre de la réforme du temps scolaire ne favorisent pas la réflexion et de nouvelles avancées dans ce domaine.
Du coup se trouve posée la question de la relation entre Éducation populaire et « social ». Quelles peuvent être, que doivent être les relations entre l’Éducation populaire et la lutte contre les exclusions, la lutte pour plus d’égalité? Le risque est grand de voir ce secteur enfermé dans des actions de « réparation », dans le droit fil des nombreuses instrumentalisations dans les divers dispositifs depuis une trentaine d’années même si les structures associatives y sont de plus en plus en concurrence avec des structures à but lucratif. S’est lentement installée une certaine répartition des parts de marché : au privé commercial lucratif l’excellence et le haut niveau, la demande solvable, la réponse à la demande de ceux qui peuvent payer… à l’Éducation populaire la réparation et le bricolage social et au final, une certaine forme de charité… L’exemple des vacances des jeunes illustre assez bien ce phénomène… jusqu’à la disparition des départs pour les plus démunis.
La question des relations avec l’école et de la laïcité Depuis l’origine, l’Éducation populaire entretient une relation particulière avec l’école : complémentarité, opposition relative sur les questions d’apprentissage et de méthodes, soutien sur la « question scolaire » et dans le débat « enseignement public-enseignement privé ». L’école reste incontournable. Dans bien des quartiers, elle reste la seule institution républicaine présente. De plus, si dès le plus jeune âge, un certain nombre de savoirs, de savoir faire, de savoir être n’y sont pas acquis, il sera plus difficile de les acquérir à l’âge adulte. Qu’il s’agisse de citoyenneté, d’engagement social et associatif, d’habitudes et de prédispositions favorables à l’éducation et à la formation permanente, tout ce qui peut être acquis au cours de la scolarité constitue un atout pour l’avenir. Cette question reste évidemment d’actualité et il est essentiel de maintenir ou de reconstruire des liens entre Éducation populaire et école en dépit du fait et peut-être parce que celle-ci est aussi confrontée à de nombreuses difficultés, en particulier dans les quartiers populaires. La réforme proposée par la nouvelle majorité gouvernementale aurait pu permettre de rebattre les cartes en particulier en ce qui concerne l’éducation artistique et culturelle… Pour ce qui est de la laïcité, nous savons qu’historiquement une partie importante des organismes d’Éducation populaire ont une origine et un ancrage confessionnels. Sauf que leur appartenance à l’Éducation populaire a été possible grâce à leur adhésion aux valeurs républicaines et laïques… Il est évident que le renouveau religieux – et l’influence grandissante de l’islam dans les quartiers populaires en particulier – redonnent une grande actualité à ces questions. Pour un sexagénaire, c’est une évolution étonnante que celle à laquelle nous avons assisté. J’ai commencé à encadrer des enfants et des jeunes à la fin des années Soixante. Il y avait alors la question du poisson le vendredi, celle de la messe du dimanche matin (l’autorisation parentale d’aller à la messe, le carnet à faire signer par le curé pour certains), les résistances à la mixité. Tout cela s’est effacé au début des années Soixante-dix. Aujourd’hui, au quotidien, les éducateurs sont confrontés à des demandes concernant les interdits alimentaires, de lieux de prière, sans parler de la question du voile… et ces préoccupations sont redevenues très présentes nécessitant une nouvelle réflexion sur cette question.
Actualité de l’Éducation populaire
Pour autant, la dégradation globale de la situation économique et sociale, le chômage endémique, les remous de la crise financière avec ses conséquences de plus en plus claires d’élargissement des inégalités à tous les niveaux, l’exclusion des bénéfices des progrès technologiques et scientifiques d’une masse de plus en plus grande de la population mondiale sont des justifications largement suffisantes d’une actualité des valeurs et des démarches de l’Éducation populaire… Que faire donc ?
L'idée que je propose est celle de « résistance » . Qu’est-ce à dire ? Rappelons tout d’abord que l’éducation est affaire de valeurs ; il s’agit de transmettre des valeurs. Pour transmettre ces valeurs, le discours ne suffit pas. Il faut les faire vivre. Il faut donc aujourd’hui continuer, contre vents et marée, à affirmer ses objectifs : la recherche de plus d’égalité et la promotion du partage, l’accès pour tous à la culture et à la connaissance, l’importance du collectif et de la coopération, la recherche d’un vivre ensemble où chacun trouve sa place, individuellement et collectivement dans le respect de règles communes garantissant la liberté de tous. Ces valeurs ne sont évidemment pas partagées par tout le monde. On peut même affirmer qu’aujourd’hui les inégalités les plus inouïes sont légitimées, qu’en permanence et à tous les niveaux, c’est la compétition et la réussite individuelle qui sont valorisées et qui structurent une grande part des relations sociales. Résister, c’est inlassablement et chaque fois que possible, mettre en place des situations qui permettent de faire vivre à des personnes et à des groupes un vécu qui corresponde aux valeurs de l’Éducation populaire. Qu’il s’agisse d’un projet d’activité ou d’un projet associatif, il ne faut pas y renoncer et garder présent à l’esprit cette exigence de rendre « actrices » les personnes concernées. La « citoyenneté » ne s’exerce que les dimanches d’élection. Or elle peut et doit être quotidienne.
Pour une organisation d’Éducation populaire, le bénéficiaire d’une action, l’utilisateur d’un service n’est pas un simple « consommateur ». Notons au passage que ces préoccupations rendent urgente la réappropriation d’un concept bien galvaudé ces dernières décennies: celui de «projet». Sous cette étiquette se cachent aujourd’hui des marchandises bien éloignées de ce dont il était question au départ. Il est nécessaire de rendre au « projet » ses dimensions collectives et subversives qu’une utilisation tronquée ou administrative a mise à mal.
C’est évidemment plus facile à dire qu’à mettre en œuvre… C’est d’autant plus difficile que les structures d’Éducation populaire dépendent pour une grande part de l’argent public. Dans ce domaine, il faut bien prendre garde à l’utilisation de ce que l’on appelle « évaluation ». La démarche d’évaluation est devenue un bon moyen de mettre au pas les résistants. Dans ce domaine, on va parfois jusqu’à la caricature : quel sens cela a-t-il de comparer les résultats du bac dans un lycée de Seine-Saint-Denis et à Henri IV ? Quel sens cela a-t-il de comparer le nombre d’entrées au stade de France pour un match de foot de la coupe du Monde et un concert de polyphonies pygmées à l’espace Fraternité à Aubervilliers ? Il est bien évident qu’avant de parler d’évaluation il faut se mettre d’accord sur les objectifs, sur le regard que l’on porte sur la réalité que l’on veut transformer (à condition que l’on veuille la transformer) et sur les critères qui vont nous permettre de mesurer si les objectifs ont été atteints et la réalité transformée. Dans bien des cas, l’évaluation se résume à des analyses de coût, à des calculs plus ou moins réels de « rentabilité » qui font peu de place aux préoccupations de l’Éducation populaire. Rappeler aussi que l’éducation est question de temps et rarement l’objet de transformations spectaculaires. On ne dira jamais assez qu’il est plus aisé d’abêtir et de caresser les gens dans le sens de leurs vices que de faire appel à leur intelligence et de développer leurs vertus. C’est un handicap de taille et il vaut mieux en être averti avant de s’engager dans ce domaine. Si on recherche des gratifications immédiates et la réussite rapide, il vaut mieux être trader qu’animateur de quartier.
De tous ces points de vue, il est important de revenir à la préoccupation « idéologique ». Il est de bon ton depuis quelques décennies de brocarder les « idéologies ». Sans doute faut-il se méfier des systèmes d’idées toutes faites dans lesquelles on veut faire entrer, y compris de force, la réalité. Sans doute faut-il se défier des dogmatismes. Est-ce que cela doit nous interdire de tenter de repérer les logiques qui sont à l’œuvre dans une société, de rechercher des grilles de compréhension d’une réalité, d’interpréter les événements ? Notons que les plus prompts dénonciateurs des idéologies sont souvent les mêmes que ceux qui nous expliquent qu’il n’y a qu’une seule forme d’économie possible, que seules la compétition et la concurrence sont des moteurs d’action et de vie sociale, qu’il n’y a qu’une issue possible à l’évolution des sociétés humaines : l’ultralibéralisme mondialisé… Il est donc nécessaire de traquer le sens des choses, d’interroger les événements, d’examiner la valeur des idées reçues et des évidences comme de rester vigilant au sens des mots et au vocabulaire. Nous avons trop laissé le langage de la « gestion » des entreprises à but lucratif envahir nos entreprises socio-éducatives ou médico-sociales.
Il est parfois utile de réfléchir à ce qui se cache derrière les mots que nous utilisons sans y prendre garde. « Gérer un groupe », « cibler un public », « coacher un jeune »… Toutes ces choses qui nous interpellent quelque part… Il faut ensuite parler d’innovation, d’invention. Ce n’est pas parce que l’on est attaché aux jeux traditionnels qu’il faut tourner le dos aux jeux vidéo. Ce n’est pas parce que l’on veut préserver la pratique d’instruments traditionnels et des patrimoines de musiques hérités du passé qu’il faut s’interdire l’aoud électrique et les possibilités fantastiques du son numérisé. Les nouvelles technologies d’information et de communication sont des outils très performants s’ils sont mis au service des objectifs de l’Éducation populaire. D’une façon générale, il faut inventer des réponses nouvelles aux situations nouvelles auxquelles nous sommes confrontés dans les villes et les quartiers populaires aujourd’hui. Je peuxici évoquer l’expérience que je mène depuis plus de dix ans avec l’équipe de « Villes de Musiques du Monde »*. Nous avons la volonté de diffuser, de faire partager des formes d’expression en musiques et en danses, qui appartiennent à des cultures très différentes. Ces rencontres, ces découvertes sont pour nous des moyens de faire se rencontrer les personnes et les groupes, de faire reculer l’ignorance et la ségrégation. Mais nous accueillons aussi des formes nouvelles, dites urbaines qui remettent en jeu ces formes traditionnelles et en inventent de nouvelles qui correspondent aux réalités actuelles. Dans le même état d’esprit, il faut aujourd’hui travailler à de nouvelles convergences et à des regroupements entre des secteurs qui se sont jusqu’ici peu rencontrés. Je pense en particulier à celui de l’économie sociale et solidaire. C’est vrai tant pour le secteur de la culture que pour celui de l’Éducation populaire ; ces deux derniers devant aussi converger de façon plus résolue malgré un passif pas toujours complètement effacé d’un conflit entre culture et socioculturel. Bien des problématiques et bien des difficultés sont communes. Bien des démarches peuvent être transposées, sans doute de façon plus évidente que celles auxquelles nous avons assisté avec le secteur industriel et commercial. Qu’il s’agisse de gestion des ressources humaines, de communication (et non de marketing), d’organisation et de gestion des ressources, il y a beaucoup à partager et à innover ensemble de ce côté. Il faudrait que ce vaste secteur pour l’heure peu structuré et peu représenté s’organise pour peser autant sur la scène politique qu’il pèse dans la réalité économique et sociale.
Enfin, et cela va avec la dernière remarque, il faut gagner une nouvelle « légitimité » politique, convaincre et mener à l’engagement un nombre plus grand de citoyens. Face aux enjeux et aux conflits qui vont sans aucun doute se développer dans les années qui viennent, ces secteurs non immédiatement rentables de la vie économique et sociale d’un pays comme la France, ne survivront pas si un nombre de plus en plus important de personnes ne s’en réclament pas et n’en organisent pas la préservation et le développement. Il en est de même pour d’autres secteurs comme la santé et l’éducation et on voit bien dès lors qu’il s’agit d’une question politique, non au sens étroit et partidaire du terme, mais au sens large et fondamental où peuvent donc se retrouver des personnes et des groupes d’horizons différents mais d’accord sur une certaine vision du « vivre ensemble »… ■
Bibliographie (très) sommaire…
AUGUSTIN (Jean-Pierre) et GILLET (Jean-Claude), L’Animation professionnelle, l’Harmattan, 2000.
DUCOMTE (Jean-Michel), MARTIN (Jean-Paul) et (Joel) ROMAN, Anthologie de l'Éducation populaire, « Le comptoir des idées », Privat, 2013.
CACÉRÈS (Benigno), Histoire de l’Éducation populaire, Seuil, 1964.
DUMAZEDIER (Joffre), Vers une civilisation du loisir, Seuil, 1962.
DUMAZEDIER (Joffre), Révolution culturelle du temps libre 1968-1988, « Méridiens », Klincksieck, 1988.
DUMAZEDIER (Joffre), Contribution aux actes du forum 2010, Odyssée des Loisirs ? Ceméa, 1988.
GILLET (Jean-Claude), Animation et animateurs, Le sens de l’action, l’Harmattan, 1995.
POUJOL (Geneviève), L’Éducation populaire, Histoire et pouvoirs, Économie et humanisme, les Éditions Ouvrières, Paris, 1981. Peuple et Culture, Penser avec l’entraînement Mental, Agir dans la complexité, Chronique sociale, 2003.
Actes du colloque d’Avignon, Les Stages de réalisation, 50 ans d’aventure artistique, 19-20-21 juillet 1996, document Injep hors série n° 5, septembre 1997.
Voir aussi
Les Liens qui Libèrent et Cassandre / Hors champ, Éducation Populaire, une utopie d’avenir, 2012.
Politis, Hors série février-mars, 2000. « Éducation populaire – Le Retour de l’utopie » Vers l’Éducation nouvelle, n°484 (avril 1998) dossier « Pour l’Éducation populaire » … et le site de l’Injep.