Qu'est-ce que penser
"Penser et Agir l’Avenir"
Les capacités de penser
Penser veut d’abord dire produire de nouvelles pensées qui procurent une nouvelle compréhension de quelque chose du monde, de soi, de son rapport à soi, aux autres et au monde. Penser ne consiste pas à se référer seulement aux pensées consacrées par le temps, ou à celles des autres, ou à se réfugier derrière elles. Penser nécessite de prendre en charge ce qui a été pensé avant soi, de s’inscrire dans une filiation, dans une communauté de pensées, ce qui n’enlève rien à son mérite propre à venir ou déjà conquis. Nous sommes toujours nés après d’autres qui ont vécu avant nous les épreuves de leur vie dans des contextes historiques la plupart du temps troublés, jusqu’à l’extrême, qu’ils ont tenté de com- prendre, à moins qu’ils n’aient mis leur tête dans le sable, croyant ainsi qu’ils n’en souffriraient pas. Penser est déployer ses capacités de penser. Cette extension implique de se libérer des entraves à la pensée de son époque ainsi que de celles dont nous avons hérité individuellement de nos ascendants. Cette libération n’est pas simple à entreprendre. Elle passe par une remise en question de ses identifications personnelles, des composantes de l’identité sociale et des rationalisations qu’on s’est données pour se défendre contre l’inconnu.
Penser suppose de préserver en soi la capacité d’étonnement du petit enfant curieux que l’on a été, la capacité de ne rien admettre comme évident, même et surtout ce qui apparaît tel. Il ne s’agit pas pour autant de renoncer à toute certitude et de s’adonner à un relativisme général et cynique qui refuse de distinguer le bon grain de l’ivraie.
Renouveler ses capacités de penser veut dire ouvrir ses capacités d’observation, d’écoute et de ressentir, de développer sa liberté associative afin de concevoir des hypothèses portant sur de nouveaux liens possibles entre des bribes d’éléments factuels ou des représentations du monde nécessairement partielles et toujours datées historiquement. Cela veut dire aussi que l’on est prêt à renoncer à ces hypothèses et à en rechercher d’autres.
En outre, comme tout un chacun, qu’on l’ignore ou pas, chaque individu a une forte tendance à donner un statut de vérité générale aux conclusions qu’il tire de son expérience personnelle, y compris par le biais d’une activité scientifique ou objectivante. Aussi, est-il important de reconnaître que l’activité de penser ne peut se déployer pour chacun qu’en acceptant de se retrouver régulièrement confronté aux paroles des autres, aux récits d’expérience et aux pensées des autres. Pour qu’une telle confrontation soit utile, il faut quelle se tienne toutefois dans des espaces spécifiquement conçus et conduits pour cela. Ce sont des espaces où la volonté d’avoir raison de l’un ne parvient ni à s’imposer à tous, ni ne prévaut sur la curiosité pour l’inconnu et l’acceptation de la confrontation au différent et à ce qui est encore généralement impensé en soi.
Soulignons que cette confrontation est constructive, si, et seulement si, elle advient dans un espace culturel intermédiaire, que chacun investit comme tel, où chacun vient pour s’employer délibérément à coconstruire un espace potentiel commun d’échanges de paroles et de réflexions. Dans ce type d’espace, chacun peut mettre de soi et ainsi sortir de son immobilité psychique et intellectuelle.
Un processus permanent
Le travail de penser nous permet de nous approcher toujours un peu mieux de la réalité, ce qui peut permettre de déboucher sur une compréhension nouvelle et plus élargie du monde, ce qui, en principe, augmente nos possibilités d’intervenir avec finesse et pertinence sur celui-ci. Pour autant, la réalité étant elle-même mouvante, plus on l’approche, plus elle se dérobe à la volonté de savoir et de la contrôler. Il y a toujours lieu de rester humble, même enrichi d’une meilleure compréhension du monde et de soi dedans. Développer des capacités d’attention à ce qui est, en soi et en dehors de soi et à désintriquer le soi du non-soi est une étape du travail de penser, par laquelle il est nécessaire de repasser régulièrement. Penser est un processus permanent. Cela suppose une aspiration constante à son propre changement, à sa propre évolution. Quand on va quelque part, à un colloque, un congrès, un stage de formation, y compris quand on est chargé de la mission de former les autres, cela suppose d’y aller avec le désir d’en ressortir troublé, questionné, mis en mouvement psychique, intellectuel ou culturel. Ceux qui viennent dans des réunions, des colloques, des congrès pour ressortir indemnes ou inchangés, et en repartir seulement avec des raisons renforcées de continuer à penser ce qu’ils pensaient déjà, passent à côté de la chance qui leur est donnée d’avancer sur leur chemin grâce aux pensées des autres et à l’exercice de l’argumentation et de l’écoute de l’argumentation. Si l’on n’est pas ébranlé par sa participation à des échanges en groupe sur toute question majeure relative aux choses de la vie à l’écoute de la multiplicité qui émerge toujours lorsque la liberté de parler des choses importantes est effectivement garantie, c’est, à mon avis, parce que les personnes chargées d’animer ce type d’espace de travail de pensée, ou de travail culturel, ne savent pas le faire. C’est malheureusement souvent le cas. La platitude ou les crispations inébranlables et non élucidées de nombre de moments d’échanges en groupe ne proviennent pas uniquement des empêcheurs de penser que l’on croise souvent. Elle vient d’une absence de représentation de ce que penser veut dire et des processus collectifs qui stimulent ou inhibent la pensée. Elle vient d’une absence de représentation des conditions à créer, à garantir, à animer, pour parler et penser avec les autres.
Être formateur, éducateur, intervenant dans un espace ou un autre du champ social avec une volonté et une ambition que, dans nos milieux, nous appelons, émancipatrices, nécessite de penser quelles sont les formes sociales d’organisation de rapports de transmission et d’échanges entre les générations qui instituent dans une place d’interlocuteur les personnes que nous accueillons.
Penser et agir sur soi
Dans nos espaces de formation, d’éducation ou d’intervention sociale, ces formes doivent rendre possible à nos interlocuteurs l’accès à leur propre parole. Il ne s’agit pas de prendre la parole, mais de dire sa parole, une parole qui se libère de ses peurs, de ses œillères, des carcans dans lesquels chacun a grandi.
Pour accéder à une parole expressive de pensées adressées à quelqu’un et à plus d’un autre en même temps, qui révèle son appareil psychique ou appareil à penser, une diversité de portes d’entrée est nécessaire. C’est à chacun de se risquer et de choisir la médiation qui va le mettre en déséquilibre, afin de reconnaître au fond de soi, en tant que personne individuelle, et en nous, en tant que collectif, quels sont nos propres limitations et aveuglements. Quand on le découvre, on se sent bête d’abord, et puis on jubile car ce qui apparaissait jusqu’ici obscur ou obscurci par une théorie leurre s’éclaire et nous rend plus lucide et intelligent. Alors, on rit avec joie et avec les autres de sa propre bêtise.
Et l’Agir ? C’est sans aucun doute d’abord agir sur soi ; c’est transformer son rapport à soi, aux autres, à son environnement et à l’ensemble des choses de la vie, celles qui apparaissent, à première vue, les plus ordinaires, comme celles que nous considérons comme les plus importantes. Pensée et action sur soi et sur le monde extérieur sont deux activités inséparables. Soulignons aussi que toute action ne correspond pas nécessairement à un agir constructif. En effet, j’ai maintes fois constaté que nombre d’actions ou d’agir que l’on observe dans la vie courante des institutions sont, bien plus souvent qu’on ne le croit, des passages à l’acte impulsifs et défensifs, que des actions bien réfléchies qui transforment utilement la réalité.
S’il est inévitable, que nombre d’actions ne sont pas des actions, mais des passages à l’acte transgressifs et défensifs, qui peuvent être conceptualisés aussi comme des actes de petite délinquance institutionnelle ordinaire, c’est que bien des situations nous prennent au dépourvu, du fait de leur rudesse quasi traumatique parfois. Il nous revient au moins d’y penser après coup pour comprendre les processus délétères, auxquels nous avons participé parfois, sans l’avoir voulu, dont nous n’avons pas su nous extraire, et que nous n’avons pas su transformer.
Penser et Agir l’Avenir ? Est-ce une annonce réaliste ? Nous le savons, l’histoire de l’à venir ne peut se penser et s’écrire qu’après coup.Mais cela ne dispense pas de la nécessité d’y penser quand même à l’avance, tout en n’ignorant pas que le réel nous échappe et que nos dispositifs de formation ne provoquent jamais tout à fait ce que l’on espère ou que l’on croit.
Vers la pensée
Penser et agir sont des activités qui doivent donc nous occuper de façon alternative. À cette fin, il nous faut prendre régulièrement le temps d’une analyse après coup des actions que nous réalisons, que nous avons mises en œuvre, si nous voulons découvrir ce que nous avons vraiment effectué.
Rappelons maintenant que l’on ne pense pas indépendamment des autres et sans être traversé par divers mouvements émotionnels. La vie intellectuelle et la vie affective ne sont pas séparées dans notre vie psychique.
On ne peut se mettre à penser que si l’on est en contact avec soi-même, avec les mouvements émotionnels qui nous envahissent peu ou prou et qui nous donnent des renseignements sur nous et notre rapport aux situations. On ne peut se mettre à penser que si l’on est en contact avec soi-même, c’est-à-dire aussi avec ce qui se love dans les replis de notre appareil psychique qui est notre appareil à penser. On ne peut se mettre à penser que dans des environnements propices, où la distribution des places respectives attribuées à chacun est l’une des dimensions structurantes des méthodes de travail, qui nous disposent, nous positionnent, les uns par rapports aux autres. On ne peut se mettre à penser avec les autres, c’est-à-dire aussi à coopérer à une tâche commune, que si l’on est placé à égalité de dignité.
C’est pourquoi, dans les espaces collectifs de réflexion ou de formation que l’on réfère à l’Éducation nouvelle, nous nous préparons toujours pour accueillir de nouveaux interlocuteurs, nous pensons à eux et nous nous demandons quelle sera la démarche dans laquelle chacune des personnes que nous attendons se sentira accueillie, attendue. Ici ou là, d’aucunes appelleraient cela une bonne pratique. L’idée même de bonne pratique est une chimère à dénoncer. En effet, ce qui provoque un sentiment de sécurité suffisant chez les uns, provoque de l’insécurité chez d’autres. Ces différences entre les vécus d’une même situation sociale ou groupale, de formation par exemple, proviennent des différences multiples entre les trajets singuliers individuels, les histoires de vie, de ce que les autres représentent pour chacun, des expériences antérieures des groupes, dont l’expérience familiale. Elles proviennent de ce que chacun ressent à son insu en présence des autres. Cette démarche qui serait bonne pour tous n’existe pas. C’est pourquoi, pour permettre à chacun d’entrer et de rester dans un espace de formation en l’investissant de façon féconde, il faut instaurer des temps au cours desquels chacun est invité à dire ce qu’il ressent et à écouter les autres dire ce qu’ils ressentent. Pour rendre ces temps possibles et fructueux, les animer, une formation spécifique est nécessaire. Dire et écouter n’est pas évident. Susciter le dire et une écoute attentive non plus. Quand l’espace spécifique est créé et garanti, il permet de dépasser bien des épreuves d’insécurité en présence des autres et de s’autoriser à être ce que nous sommes. Nous avons chacun une façon de colorier le monde, de le comprendre, de le théoriser. Être invité à expliciter ce que l’on ressent et à écouter ce que les autres ressentent, émotionnellement, dans leur corps et dans leurs affects, est le premier pas vers la pensée, du moins vers une pensée qui, par paliers successifs, conduit à l’intégration de la multiplicité et de la complexité. C’est lorsque nous acceptons une sorte de va-et-vient entre l’émotionnel, l’agir, l’explicitation de nos théories implicites ou déjà un peu explicitées, que nous nous mettons en mouvement de pensée, et que, de surcroît, nous étendons nos capacités de penser.
Le territoire de la pensée
Penser n’est pas une activité cérébrale, contrairement à ce que l’on dit parfois, agir non plus. En réalité, bien des mouvements de la pensée ou de nos actions sont essentiellement guidés par des motifs latents que nous ignorons. Cet appel à penser, à agir et donc à reconnaître ce qui sous-tend nos pensées et nos actions, et qui souvent nous échappe, contient aussi un appel à apprendre à parler, et à dire ce que nous avons à dire dans le lieu où l’on est, ici et maintenant, en se libérant de nos autres lieux d’existence, et d’engagement.
Les actes d’éducation et de formation passent par des activités engagées en commun, ils passent aussi par des actes de paroles, nous ne savons pas toujours être et parler dans l’ici et maintenant aux personnes réelles avec lesquelles nous nous trouvons.
C’est ainsi que nous serons plus consistants, plus solides et en même temps moins rigides et plus malléables et que nous serons capables de concevoir des dispositifs de travail dans lesquels les autres puissent constater qu’ils sont attendus et en condition de pouvoir être et dire qui ils sont.
se rSeul, le territoire de la pensée peut s’étendre en chacune et chacun d’entre nous et toujours grâce aux autres, à ce qu’ils nous donnent et grâce à ce que nous savons recevoir et conquérir à notre tour. Cette expansion de nos espaces de pensées individuels et collectifs est d’autant plus importante à favoriser et à reconnaître qu’elle nous humanise, d’une part, et que nous déployons nos actions sur des territoires géographiques, d’autre part, qui, eux, n’augmentent pas, n’ont jamais augmenté, sauf pour les uns aux dépens des autres.