Vouloir faire taire les émotions ne permet pas d'apprendre à les gérer, les écouter, les identifier et les traiter. L'école ne peut pas faire l'économie d'envisager l'enfant dans sa globalité, comme une personne entière. Son cerveau est là, mais tout le reste aussi. A tout moment.
Tous les lundis, cours d’empathie à l’école
Parmi toutes les initiatives et les volontés de rendre l'école plus bienveillante et de développer les compétences relationnelles des enfants, une nouvelle idée émerge : celle de créer des cours d'empathie. Venant du Danemark, cette heure de classe semble susciter beaucoup d'engouement de la part des enseignant·es, mais aussi des parents. À l'heure où le harcèlement est une problématique devenue courante dans chaque école et où le constat est flagrant que les enfants ont de plus en plus de difficultés à vivre des relations sereines, l'idée paraît tomber à pic ! Si l'objectif pédagogique semble clair, il soulève tout de même quelques questions.
Si l'empathie se voit dédier une heure particulière sur la semaine,devient-elle alors une discipline, au même titre que la géographie, les sciences ou la conjugaison ? Est-ce que cette compétence peut s'apprendre dans des livres, par des exercices avec, éventuellement, une évaluation à la clef ?
La définition de l'empathie indique qu'il s'agit d'une « faculté intuitive à reconnaître et à comprendre les émotions d'un autre individu, de pouvoir se décentrer de soi pour se mettre à la place d'autrui »*.
De toute évidence, cela est loin d'être simple et naturel. Mais ce n'est pas non plus quelque chose qui se dispense, qui se transmet au travers de manuels scolaires. C'est une compétence, une intelligence qui se construit tout au long de la vie. Surtout, c'est une qualité que l'on cultive parce qu'on la vit dans son quotidien. Pour que les enfants soient en capacité d'empathie envers leurs pairs, il est nécessaire et indispensable que les adultes qui les entourent fassent également preuve de cette empathie. Et la tâche est compliquée pour les équipes enseignantes.
En effet, notre institution scolaire met les enfants en compétition, les entraîne à un système dichotomique : réussite ou échec. Cela laisse donc peu de place à la compréhension de l'autre et de ses émotions, dans cette course où tous et toutes doivent avancer au même rythme. Écouter les émotions qui fusent de vingt-cinq enfants, ce n'est pas facile. Entendre chacun·e dans son vécu et chercher ensemble, enseignant·e et enfant, une solution pour les surmonter, c'est complexe et chronophage. Par conséquent, un·e enfant en colère peut rarement l'exprimer, et doit arrêter rapidement de pleurer. Un·e jeune qui rit à un moment inopportun pour l'adulte doit se calmer, la frustration face à un exercice compliqué est minimisée...
Écouter les enfants pour mieux les comprendre
Nous constatons que les adultes sont peu ou pas entraînés à ça. Notre société ne favorise pas l'expression des émotions et encore moins leur écoute. En plus, il est nécessaire de comprendre le développement psychique des enfants et des jeunes pour mieux les appréhender et les comprendre. Ce n'est pas toujours évident de comprendre pourquoi l'émotion se produit chez l'autre. Pourquoi Louise, 4 ans, fond en larmes parce que sa pomme est coupée en quatre et pas en deux ? Pourquoi Rémi, adolescent, refuse de participer au cours de natation ? Pour des adultes, leurs réactions semblent souvent inadaptées ou disproportionnées, et pourtant, l'émotion vécue par les enfants et les jeunes est bien réelle. Il est donc important de ne pas la minimiser, la rejeter, voire la nier. D'une certaine manière, décoder pourquoi Louise ne veut pas manger une pomme coupée en quatre importe peu. Ce qui compte, c'est d'entendre sa frustration, sa déception, sa colère et de savoir que ça fait partie de son développement de vivre des ambivalences et d'être en difficulté avec la gestion de ses émotions. Vouloir faire taire les émotions ne permet pas d'apprendre à les gérer, les écouter, les identifier et les traiter. L'école ne peut pas faire l'économie d'envisager l'enfant dans sa globalité, comme une personne entière. Son cerveau est là, mais tout le reste aussi. À tout moment.
Défendre un discours plus empathique à l'égard des enfants, des jeunes, et de leurs émotions ne signifie pas pour autant tout accepter. Il serait dangereux de faire le raccourci entre accueillir l'émotion et la laisser s'exprimer de n'importe quelle manière. Tous les comportements ne sont pas permis. Les règles organisent la collectivité, contiennent les enfants et permettent de protéger tout le monde. Si un·e enfant est en colère parce qu'il doit attendre son tour, il ne peut néanmoins pas lancer ses affaires à travers la classe. Si l'adulte prend le temps de comprendre sa colère, il doit aussi l'accompagner dans la gestion de l'expression de celle-ci. Chercher ensemble des solutions entraîne l'enfant à identifier ce qui se passe en lui et à trouver une manière plus adéquate de le manifester. C'est un travail quotidien, fatigant et prenant, mais nécessaire à la construction de l'image que se créent les enfants des relations avec d'autres. De cette manière, chacun·e pourra faire preuve d'empathie à l'égard des autres. Parce qu'elle aura été vécue, éprouvée et qu'elle sera intégrée comme un savoir-être précieux pour être avec soi et avec les autres. Et parce qu'éduquer à la collectivité et, par extension, éduquer à vivre dans la société, c'est bel et bien une des missions de l'école.
Les adultes sont donc responsables de faire vivre l'empathie aux enfants, afin que chacune et chacun puissent l'exercer avec les autres. Si les enfants ont dans leur horaire une heure d'empathie, au fond, pourquoi pas ? Mais à condition qu'elle soit pratiquée pendant tous les autres moments à l'école ! Être empathique, c'est plus qu'une responsabilité individuelle, c'est un choix de société. Ce n'est pas une compétence qu'il faut mobiliser pour obtenir ce qu'on veut de l'autre, comme un outil que l'on sortirait de sa boîte pour arriver à ses fins, mais bien une attitude, quelque chose d'ancré en soi qui entretient la bienveillance, et qui, pour le moment, manque cruellement à l'école et à nos sociétés.
Enseigner l'empathie : des pistes pour la classe
- Prendre conscience, qu'une des missions des personnels éducatifs est d'accueillir l'enfant dans sa globalité. Son cerveau ne doit pas être le seul sujet d'intérêt. Ses émotions, son être, sa personnalité, son corps, doivent trouver de la place au sein de l'espace éducatif et dans la relation avec les adultes.
- Veiller à la manière de formuler ses retours aux enfants. Les mots, l'intonation, les attitudes doivent être clairs, précis, sans implicite qui pourrait engranger de la culpabilité, de la pression, une impression de jugement chez l'enfant. Parler des émotions, intervenir dans une situation tendue ou recadrer les comportements peut se faire tranquillement dans un climat apaisé.
- En situation compliquée, face à un·e enfant ou un·e adolescent·e, lorsque l'adulte ne parvient plus à se contenir, il est important de se dire que ce n'est pas à la personne que vous êtes que s'adresse cette vague d'émotions, mais bien au cadre, à la fonction que vous représentez. Cela permet de prendre de la distance, de rester dans une posture professionnelle et d'agir le plus adéquatement possible.
- De même, s'imposer un temps de réflexion avant de réagir pour trier ses propres émotions, analyser ce qui est en train de se passer et dénouer les enjeux. Il est important d'entendre les émotions de l'autre, de l'aider à les exprimer, comme il est essentiel de rappeler le cadre. Par exemple : « Je vois que tu es en colère et je le comprends, mais en classe tu ne peux pas lancer un crayon sur un·e autre enfant. Cela n'est pas autorisé. »
- Se réunir régulièrement entre enfants ou adolescent·es et adultes pour que chacune et chacun ait l'occasion de s'exprimer sur son ressenti, mais aussi pour entendre celui des autres. Il est intéressant d'entretenir ces prises de paroles et, donc de ne pas les cantonner à la réunion du matin ou au conseil de classe hebdomadaire. Un court moment après un travail de groupe, après la récréation, après une situation compliquée, une sortie... peut être pris pour entraîner les enfants et les jeunes à parler de leurs émotions, de leurs facilités et difficultés.
Enseigner l'empathie : des pistes pour l'école
- Garantir en équipe un temps où chacune peut exprimer, en sécurité, ses difficultés, ses tensions, dans son travail d'écoute et de gestion des émotions des élèves. Se contenir ou être professionnel·le au quotidien n'est pas facile ! Mettre en place des espaces de décompression où chaque membre de l'équipe peut être écoutée sans jugement tranquillise les personnes, facilite le retour en classe et apaise le climat général. Cela ne peut qu'avoir des conséquences positives sur les adultes comme sur les enfants, et sur les groupes.
- En équipe, travailler à la cohérence des attitudes et des actions en prenant des moments réguliers pour évoquer des situations vécues, les analyser et affiner ses pratiques collectivement.
- L'école exige des enfants et des jeunes un comportement respectueux et calme dans les relations et les interactions. Il est intéressant de poser la même contrainte aux membres de l'équipe éducative. En effet, les enfants et les jeunes ne peuvent s'approprier ces attitudes, ces manières d'être en relation, qu'en les vivant au quotidien. Il faut se mettre au travail autour des injonctions paradoxales que l'école propose constamment aux enfants (crier pour demander le silence, se fâcher sur un enfant qui a marché sur son pied alors que plus tôt on lui demandait de régler un conflit avec un·e autre enfant par le dialogue...).
Enseigner l'empathie : des pistes pour l'institution, pour la société
- Oser s'opposer à la culture de l'individualisme, de la normalisation, de la dichotomie bien/mal pour revenir aux fondements de notre humanité : le lien social, l'imperfection et les émotions.
- Affirmer que l'école ne se résume pas à un lieu d'instruction qui considère les jeunes et les enfants juste comme des élèves. L'école doit assumer sa mission d'éducation. C'est un haut lieu d'apprentissage de la vie en collectivité. Elle doit se saisir de cet enjeu fondamental et lui accorder une place centrale.
- Ramener la vie et la parole dans les écoles en instaurant dans les horaires du temps pour encourager et travailler à la vie collective et pour s'exprimer sur ce que l'on ressent, sur ce que l'on fait, sur ce que l'on apprend, sur comment on l'apprend... Si l'on veut que l'école forme des citoyen·nes capables de vivre avec les autres, il faut qu'elle s'en donne le temps et les moyens.
- Intégrer dans la formation initiale et continue le développement psychique et moteur de l'enfant et de l'adolescent·e. Compléter cette matière en intégrant, d'une part, des moments d'observation à l'école afin de s'entraîner à une compréhension fine de l'évolution des élèves, d'autre part, des ateliers d'échanges de pratiques réflexives pour construire des pratiques d'accompagnement des émotions en tant que professionnell·es de l'éducation.
*D'après : www.larousse.fr/dictionnaires/français/empathie/28880
Et si l’école…22 chroniques pour changer l’éducation
Cet article est issu de l'ouvrage Et si l’école…22 chroniques pour changer l’éducation publié par les Ceméa Belgique en 2020