Repenser l'usage des objets en ACM
Même à l’ère du numérique, où l’idée dominante laisse à penser que tout est virtuellement virtuel, quelque chose nous ramène à la réalité et à son corpus de choses tangibles. La toujours grande utilité des objets dans la vie de tous les jours et plus particulièrement dans les accueils collectifs de mineur·e·s et les séjours de vacances. Mais sous une allure de simplicité trompeuse sourd une complexité qui engage à réfléchir à l’utilisation des dits objets. Et tout ceci a quelque chose à voir avec les valeurs défendues.
Comment imaginer un accueil collectif de mineurs (ACM) sans se représenter des objets que l'on peut communément y trouver tels un ballon, des feutres, une gourde, une trousse à pharmacie, une guitare ou encore un calepin ? Une observation fine de l'usage de ces objets peut révéler beaucoup de l'organisation quotidienne d'un ACM. Considérés au sens large du terme, ceux-ci peuvent apparaître comme des pièces maîtresses voire même des acteurs à part entière dans le cadre de la vie de tous les jours.
Préparation du camping
Vendredi, 8h30. Le centre ouvre ses portes. L'accueil est assuré par Vincent, animateur des 10-12 ans. Après les salutations d'usage, celui-ci coche la feuille de présence officialisant ainsi l'arrivée de chaque enfant. Une fois rempli, le document sera remis à Luc, le directeur, et servira de repère élémentaire mais essentiel pour l'organisation du centre. Aujourd'hui, on prépare le camping de la semaine prochaine. Au programme élaboration des menus, vérification de l'état des tentes, inventaire du matériel nécessaire et préparation des malles dites « cantines ».
Un petit groupe de campeurs se penche sur les menus : une alimentation équilibrée et un budget de 5 euros par jour et par personne seront deux éléments à coordonner. Ce temps de préparation doit donner lieu à la conception d'un menu de semaine, puis d'une liste de courses tenant compte des stocks. Vincent s'attaque aux tentes en compagnie d'un autre groupe composé de Youssef, Julia, Jérôme, Freddy et Aurore. On déballe puis on commence à monter les tentes pour en vérifier l'état. Aussitôt émergent les avaries des derniers campings. Jérôme « Y'a que trois sardines avec celle-là, et elles sont tordues ! » ; Youssef : « Il manque des cordes pour planter les piquets. » Par chance, on trouve dans la cantine un kit d'entretien. Julia en sort d'abord des tendeurs qu'elle donne à Youssef, puis des sardines qu'elle porte à Jérôme. Le montage peut commencer. Youssef rappelle Aurore à l'ordre : « Lâche ton portable et aide-nous ! » Muni d'une pelle et d'une balayette, Freddy fait le tour de chaque tente et « passe un coup » à l'intérieur : brindilles et papiers ne sont pas les bienvenus ! Jérôme parvient à mettre la main sur deux maillets. Ce ne sera pas du luxe pour planter sardines et maquereaux. Une tente craquée est jugée inutilisable. Freddy l'emporte vers les grandes poubelles, mais Julia intervient : « Attends ! On peut garder des trucs ! » Piquets, sardines, arceaux et crochets jugés valides bénéficieront d'une nouvelle vie en alimentant le kit d'entretien.
Une atmosphère de liberté
À côté, on prépare les cantines sous la vigilance d'Anthony, également animateur. Tout est listé : réchaud, bouteille de gaz, allumettes, bouteille d'huile, kit d'entretien des tentes, trousse « pharma », papier toilette, vaisselle, pinces et fil à linge, lessive, divers contenants, sans oublier raquettes et boules de pétanque. Anthony s'irrite car Jean-Christophe, chargé d'une dernière vérification, a oublié le sel et le poivre : « Hé JC, à quoi ça sert de faire une liste ensemble si tu la gardes dans ta poche ? » L'incident est rapidement clos et la cantine fin prête. Youssef, qui passe par-là, demande si l'on pourra trouver du bois sur place pour faire un feu. Tout en parlant, il entrevoit déjà les veillées autour du brasier qu'il faudra alimenter avec des bûches afin d'entretenir une atmosphère festive de liberté. « Les feux de camps ne sont pas autorisés là-bas, répond Anthony, mais il y a un espace barbecue. D'ailleurs, il faut rajouter du charbon de bois sur la liste de courses et des allume-feu... » Dans la cour du centre, on replie la dernière tente avec soin de manière à la faire rentrer dans sa housse de rangement. « Enfin terminé ! Avec des tentes repliées sous la pluie, on y aurait passé la nuit » philosophe Vincent.
17 heures. C'est la fin de la journée. Quelques parents pénètrent dans le centre pour consulter un programme d'activités à venir ou rechercher le bureau des objets trouvés. Luc va régulièrement à leur rencontre pour les saluer. On discute alors des enfants... et des objets. C'est ainsi que se trouveront au cœur de l'échange un pull taché de peinture, une casquette Puma® égarée, le type de duvet adapté au camping et l'autorisation de sortie que la mère de Lionel a oubliée, mais qu'elle promet de rapporter lundi sans faute.
Que disent les objets de la dynamique d'un ACM ?
Cette illustration montre comment les acteurs d'un ACM sont amenés à mobiliser des objets dans leur activité. Ces derniers apparaissent importants et très présents dans la vie de tous les jours de ce type de collectivité. Nous pouvons toutefois nous demander en quoi leur mobilisation est porteuse de sens au sein des ACM.
Si l'on peut repérer des constantes dans les types d'objets présents au sein des ACM, les pratiques et utilisations associées à ces « acteurs matériels » sont variables d'un collectif à l'autre. Bien que des choix matériels soient réalisés, en amont ou en réaction à des opportunités, la seule présence des objets ne permet pas de faire l'état de la dynamique d'un ACM. En effet, celui-ci est mû par ses « acteurs humains » dont l'activité dialogue notamment avec des normes, des règles, des codes, mais aussi des connaissances relatives à l'utilisation des objets. Celles-ci permettent un accrochage correct des tendeurs sur une toile de tente. Considérer les modes d'usage et la mobilisation effective des objets permettra par ailleurs d'obtenir des indicateurs de la vie du centre et de compléter des observations hâtives. L'aménagement d'une salle d'activité ou encore l'état dans lequel est repliée une tente produisent en ce sens des indices du fonctionnement de la vie quotidienne , tout comme le permet la distinction entre les objets réellement utilisés et ceux auxquels personne n'a touché durant le séjour.
L'usage des objets renvoie à des besoins auxquels on tente de répondre de manière adéquate. En ce sens, ce sont des moyens pour l'action. Leur mobilisation reflète l'expression des pensées, qui évoluent et que l'on peut tenter d'organiser collectivement, que ce soit par le biais du projet pédagogique, de la réunion d'enfants ou de simples échanges informels. Les objets deviennent alors des outils contribuant à échafauder la vie collective.
Ceci justifie l'agacement d'Anthony, lorsque la liste de matériel réalisée en groupe perd sa raison d'être en restant dans la poche de Jean-Christophe. Cette élaboration d'objets-outils résulte ici d'un construit social, mais pourrait aussi bien être issue d'une action individuelle spontanée, au cœur de l'organisation collective. Ainsi, la mobilisation d'un objet se traduit, dans un contexte donné, par l'expérimentation d'un mode d'organisation.
Alors, les objets pourront être distingués par leur fonction, traditionnelle ou occasionnelle. En effet, leur nature ne renvoie pas forcément aux mêmes usages selon les motifs et contextes d'utilisation. Un bâton peut ainsi servir d'appui, alimenter le feu de camp rêvé par Youssef, devenir le sceptre d'une bande ou encore rester là, sur le talus. Un même objet pourra donc acquérir des valeurs, matérielles ou symboliques plurielles. On peut alors se demander si le problème posé par la casquette Puma® égarée réside principalement dans la perte pour l'enfant d'un moyen de se protéger du soleil ou d'un marqueur de distinction sociale dont les parents ont payé le prix. De même, le papier toilette utilisé quotidiennement lors d'un camping pourra faire l'objet d'une attention particulière à l'égard des stocks.
En ce sens, la question de la disponibilité des objets et de leur accessibilité, pour d'autres et pour un soi futur, se pose souvent. Il en va de même concernant leur stockage et leur conditionnement. Concrétiser de telles intentions nécessite la volonté de les réaliser, mais aussi la possibilité de les appliquer. Aussi, les savoirs construits par chacun seront-ils mis en pratique à l'heure de l'aménagement d'un espace ou du rangement du matériel. Tous les objets aperçus dans les ACM, qu'ils soient achetés, apportés, conservés, réutilisés, récupérés, construits, ou encore transformés, pourront impliquer ces interrogations. Par ailleurs, comme en témoigne l'état des sardines tordues, les objets portent les traces d'activités antérieures et de pratiques successives. Leur histoire peut exercer un impact sur toute nouvelle utilisation qui en est faite, c'est pourquoi les tentes sont examinées, balayées et réparées, avant d'être rangées du mieux possible en vue d'être à nouveau exploitées. Tout en constituant un moyen pour le camping, ces objets mobilisent du temps, des personnes et leur énergie.
Quels sens donner aux choix matériels ?
La présence des objets dans l'ACM peut ouvrir des possibilités pour l'activité et participe à la mise en place - parfois accompagnée d'adultes - de systèmes de références, de responsabilité et d'utilisation. Doit-on cependant extrapoler en avançant que la quantité de ces objets détermine le pouvoir d'agir des acteurs ? Nous ne le croyons pas. Si un surplus de matériel peut procurer un sentiment rassurant quant au champ des possibles, le risque d'une construction de la vie quotidienne marquée par la dépendance au matériel au détriment de la recherche, de la découverte et de la création en lien avec l'environnement est à considérer.
À ces actions se substituent souvent l'acquisition et le remplacement traduits notamment par les actes d'achat ou de rachat, initiés par les adultes. Coluche plaisantait des hommes politiques en leur prêtant cette phrase : « Dites-nous ce dont vous avez besoin, on vous expliquera comment vous en passer. » Nous pourrions nous inspirer de ce trait d'humour se voulant proche du peuple pour repenser la place des objets dans l'ACM. D'ailleurs, les enjeux de l'action éducative ne méritent-t-ils pas d'endiguer toute saturation matérielle et de se réapproprier des moments de la vie quotidienne parfois confisqués par les objets ? Il nous apparaît en effet central de réfléchir à leur présence même au sein de l'ACM et sur leur caractère prétendument indispensable. Cet article ne défend pas une démarche privative au regard du matériel, mais une réflexion quant aux intentions liées à l'usage des objets. Ainsi, la question que nous posons ici n'est pas « Comment pourrais-je me passer de cet objet ? » Mais bien « Pourquoi suis-je amené à le mobiliser ? » L'usage des objets mérite réflexion puisqu'il participe, nous l'avons vu, à l'expérience sociale à laquelle chacun contribue et qui donne lieu à la construction d'une identité collective de l'ACM.
Hormis dans quelques dessins animés où les objets semblent mus par une vie propre et autonome, dans les ACM ce sont bien les animateurs et les humains qui donnent vie au matériel, aux outils, jouets et autres objets disponibles. Parfois préalable indispensable à l'activité, la seule présence des objets ne permet pas de faire l'état de la dynamique à l'œuvre. Les usages nous renseigneront bien plus.
Considérer les modes d'usage et la mobilisation effective des objets permettra d'obtenir des indicateurs de la vie du centre et de compléter des observations hâtives. L'aménagement d'une salle d’activité ou encore l'état dans lequel est repliée une tente produisent en ce sens des indices du fonctionnement de la vie quotidienne.
Si un surplus de matériel peut procurer un sentiment rassurant quant au champ des possibles, le risque d'une construction de la vie quotidienne marquée par la dépendance au matériel au détriment de la recherche, de la découverte et de la création en lien avec l'environnement est à considérer.
Issu des Cahiers de l'animation - Vacances loisirs (n°83, juillet 2013)