Acteurs d'un projet sans filet
En préparation, l'équipe de direction propose un lever individualisé et une organisation en cohérence, où chaque enfant, en toute liberté, peut, à son rythme, au gré de ses rencontres, de ses découvertes, composer sa matinée. L'équipe d'animation séduite, s'enthousiasme pour ce projet. Tout est en place. Les enfants s'éparpillent. Les adultes sont là, à une place définie la veille.
Tout va bien. Et pourtant. Ouvrir la journée avec la clé de son choix, pas à pas jusqu'aux cueillettes ou à bout de souffle jusqu'à la récolte des gestes ou du regard. Investir le champ des possibles, emprunter le chemin des sens, vagabonder, pousser ses sentiments à transformer les silences. Laisser ses empreintes partout où l'on passe. Mettre en mots, mettre en scène ces étonnements qui bousculent, leur donner corps.
Regarder par le trou des serrures, pour voir. Y aller ou attendre. Se lancer, se retenir ! L'enfant s'y retrouve mais l'animateur, lui, s'y perd. Laisser, de l'éveil au repas de midi, le sommeil se faner au soleil, les heures passer une à une à la vitesse qu'on s'est choisie, l'activité naître, s'épanouir et mourir parfois. Prendre le temps de découvrir ce qui vient après, pour attraper la suite à son rythme en profitant du présent. Courir comme un fou, se presser. s'arrêter. Respirer. Saisir et saigner l'imaginaire, jusqu'à toucher terre.
Approchons-nous !
L'enfant jette l'ancre... au pont... mais l'animateur, lui, est en mer, à la dérive. Oser ne rien faire, se régaler d'un rien, confondre rires et larmes dans un même paysage, s'attacher à qui on veut, s'isoler, se retrouver, se désunir, au fil décousu d'instants, d'images, de sollicitations diverses. Funambuler seul ou à plusieurs, éteindre les petites peurs, allumer les regards. Faire avec, faire sans. Exploser, s'apaiser.
L'enfant se pose, en toute sécurité... mais l'animateur, lui, plane en toute insécurité. S'asseoir au pied d'un arbre pour observer les écureuils, se suspendre aux branches, ramasser des grenouilles au fond du parc, jouer avec le feu à détruire la cabane des grands, creuser dans le sable, jusqu'à y disparaître. Tresser des amours. Jouer du couteau. Explorer. Former un groupe. Le former. L'ouvrir, laisser s'en enfuir certains pour l'aventure, préparer leur retour, curieux de leur voyages, s'installer quelque part, s'aménager une cachette. Partager des secrets, rêver... mais l'animateur, lui, est seul, qui n'a rien à se mettre sous la dent.
Se lever sans bruit, dès l'éveil ou plus tard, quand les yeux se seront habitués au jour, se débarbouiller la lune, déjeuner comme et quand on veut, avec qui on veut, raconter ses rêves ou les garder dans l'intime, s'habiller ou rester en pyjama. Chavirer de plaisir, fondre de chagrin, séduire, se recoucher, faire la tête ou la fête, lire encore et encore ; choisir immobilité ou mouvement.
Errer, se dire, parler, se taire, se confier, déplaire. Jouer au regard ou du cœur. Se quereller, rire, pleurer, sourire. Fermer les yeux, les ouvrir tout grand. Être seul, tous ensemble. S'ennuyer, s'amuser, à se rompre.L'enfant sait où il va, les verbes fourmillent, la matinée se conjugue... mais l'animateur, lui, ne sait pas où donner de la tête. Les verbes lui manquent. Écouter une histoire, fabriquer un bateau, l'essayer sur le ruisseau, peindre sans pinceau, danser, partir pour Poules, renards, vipères ou pour l'océan. Faire une ronde, modeler, jouer au loup, animer une marionnette, avec ou sans adulte. L'enfant peut agir à sa guise... mais l'animateur, lui, doit agir, réagir.
Quel contraste édifiant !
L'intérêt d'un tel fonctionnement, qui permet à l'enfant de vivre ses vacances au sein d'une collectivité à son service, ne se discute pas. C'est une réponse à plusieurs voix, à plusieurs visages, à ses besoins. Mais à quel prix ? Ce qui peut se discuter, c'est le degré d'investissement, d'implication que demande aux animateurs, l'équipe de direction. Ceux qui acceptent de mettre en place cette façon de fonctionner savent-ils réellement à quoi cela les engage? Est-ce bien raisonnable, de demander à des animateurs (même sur une durée réduite) une disponibilité sans égale, une vigilance discrète, mais de tous les instants ? Est-ce formateur de faire appel en eux à une acuité forte de l'écoute, à une science de l'improvisation, à un art d'être présent sans l'être, dont ils n'ont qu'une représentation bien vague? Même si en réunion de préparation, l'équipe de direction a pris soin d'expliquer en détail les contraintes inhérentes à une organisation de ce type, même si les animateurs en sont convaincus, il n'en reste pas moins que l'idée qu'ils s'étaient faite reste à des lieues de ce qu'ils découvrent, en la mettant en pratique. La vivant en direct, ils en sont de plus les acteurs principaux, les éléments moteurs. Comment peuvent-ils prendre plaisir à ce qu'ils font, lorsqu'ils se sentent inutiles, lorsqu'ils ont l'impression que de la place où ils sont, ils ne savent pas quoi faire? Lorsqu'ils ont le désagréable sentiment que les enfants, pour lesquels ils sont là, peuvent se passer d'eux ?
Quelle surprise !
Les animateurs étaient loin de se douter que ce serait si difficile, qu'ils ressentiraient autant le poids d'une solitude non choisie ; que ce serait si fatiguant d'être là simplement, clairement repéré, repéré, jamais mais sans cesse sur le qui-vive. Ils découvrent un pays où la dure réalité du terrain les fragilise, les insécurise, les isole, leur fait peur. Et cette peur, insidieuse, ce mal qui court dans leur esprit, ils n'osent pas toujours s'en ouvrir, les partager. Et l'équipe de direction ne fait pas toujours l'effort de se représenter le fossé qui sépare son habitude rassurante de cette situation impressionnante qui porte en elle un parfum de nouveauté, d'inconnu.
J'ai souvent été en colère, lorsque je voyais des animateurs, perdus au milieu du parc se rapprocher pour pallier cet inconfort, jusqu'à former une grappe d'adultes, ce que je m'imaginais ruse propice à un coupable oubli des enfants. J'y voyais un refuge à leur paresse partagée, une fuite en chœur de leur statut. C'était juste un moyen de faire taire leur peur, en commun. Il a fallu qu'une animatrice, que je connaissais bien, me fasse part de sa difficulté à évoluer en toute sérénité dans ce contexte foisonnant de diversité, pour que je m'interroge sur le pourquoi de ces attroupements fréquents, pour que je les comprenne, pour que je remette en chantier le travail sur la place des animateurs dans un dispositif tout entier tourné vers l'enfant.
Dans une collectivité de vacances, et plus elle est importante plus le problème est aigü, les animateurs ont besoin de se sentir rassurés et en pleine sécurité affective. Ce qui est difficilement compatible avec la mise en place, abrupte, d'une vie où chaque enfant va à son rythme, où les groupes se font, se défont. Cela demande aux adultes une faculté d'adaptation, qu'une équipe de direction se doit d'accompagner au quotidien. Car c'est bien au jour le jour que s'enrichit la chair du projet, qui réfléchit en amont, se met en place petit à petit. L'équipe de direction doit accepter que chacun des adultes apprivoise peu à peu ce fonctionnement, s'y fasse. Ce qui implique une attention particulière au rythme de chacun dans son processus d'appropriation progressive de quelque chose qui lui échappe un peu. Car même si les animateurs adhérent au projet, s'ils sont prêts à le défendre, à le vivre, le faire vivre, ils n'en sont pas les auteurs. Ils n'en sont que les acteurs, ayant besoin de peaufiner leur rôle, et ce sans la possibilité d'une répétition. Le tempo leur bat les tempes. Laissons le temps à chacun de s'imprégner de l'épaisseur d'un projet, sur le vif, de la décevoir de l'intérieur. C'est une condition sine qua non de sa réussite.
Cet article est issu du Dossier 11 projet éducatif projet pédagogique de la revue Les Cahiers de l'animation Vacances-Loisirs