Pauline a appris à écrire cette année. Elle peint des chiffres. De toutes les couleurs et de différentes tailles. Elle semble fière de cette maîtrise récente. Un peuple de chiffres couvre la feuille en une véritable symphonie.
L'atelier de peinture libre
Pour la veillée au centre de vacances, un atelier de peinture libre est ouvert dans la grange. Murs de pierre, charpente en bois, sol en ciment, chaque soir après le repas, l'ancienne grange devenue salle d'activités est préparée pour recevoir une dizaine d'enfants. Des tables disposées en cercle sont mises sur le champ en guise de chevalets. Chacune reçoit une feuille blanche au format raisin. Au centre, un bac de blouses et des gobelets de peinture attendent les praticiens. Franchir les portes de la grange c'est basculer dans un autre monde à l'opposé du milieu ambiant extérieur, fréquenté, ouvert, lumineux. La vaste salle est un lieu clos, éclairé artificiellement, un abri étanche qui ouvre sur le monde intérieur. Les présentations sont brèves. Le papier blanc et la peinture appellent les enfants. Aucun long discours ne sera supporté. Les enfants sont tendus comme des coureurs sur une ligne de départ. Quelques règles simples sont énoncées et répétées : il faut porter une blouse ; les gobelets sont collectifs et ne se déplacent pas ; les couleurs ne se mélangent pas et chaque pinceau est attitré à un gobelet. En un tournemain, les peintres sont prêts. L'activité est instantanée, la mise en route immédiate. Le pinceau marque la feuille. Un geste d'évidence, primordial. Comme s'il s'agissait d'assouvir un besoin trop longtemps refréné.
Que peignent les enfants ?
Souvent, le geste ou la couleur domine. Des points, des traits, des lignes. Des aplats. Ils répètent des gestes graphiques dans une énième version. Fréquemment, la figure les rattrape. Les enfants peignent des scènes de leur monde à eux, des sujets habituels, stylisés, se représentent, se racontent. Parfois apparaissent des paysages ou des scènes en lien avec le lieu où ils passent leurs vacances. Mais le plus souvent, les sujets sont des grands classiques du genre. Maelys, sept ans et demi, peint une maison. Celle que l'on connaît tous. Carré avec un toit triangle. Une porte et deux fenêtres de quatre carreaux. Un trait de bleu ferme le bord supérieur de la feuille et un trait de vert le bord inférieur.
Les interactions
Les enfants se regardent aussi beaucoup les uns les autres. Et les tentatives nouvelles se diffusent parfois comme une traînée de poudre.
Pauline finit en écrivant son nom en lettres noires. Le lettrage vient de faire son apparition parmi les productions du groupe. Beaucoup s'y essayent.
Lorenzo peint des drapeaux. L'ambiance du championnat d'Europe de football n'y est sans doute pas pour rien. Un drapeau italien couvre la partie haute de sa feuille d'un bord à l'autre. Pour couper court à toute ambiguïté, il écrit « Italia » dans le blanc du drapeau tricolore. Puis juste en-dessous se lance dans le drapeau portugais. Je m'interroge. Faut-il n'y voir basiquement que l'expression d'un jeune supporter ? Peut-être cet événement a-t-il été l'occasion pour lui de brasser des questions d'identité, d'origine, à l'école ou à la maison ? Et puis, après tout, ne serait-ce pas aussi l'esthétique des drapeaux, leurs couleurs franches, leur langage qui le séduisent ? Bien d'autres que lui s'y sont essayés : Monet, Dufy... Je me garde bien de verbaliser ces questions et n'en note pas moins que la vogue est lancée dans la salle.
Le rôle de l'adulte
Pendant l'activité de peinture, l'adulte qui conduit l'atelier s'en tient aux taches d'intendance. Il veille au respect des règles énoncées, recharge les pots de peinture, fabrique quelques couleurs (des huit couleurs initiales nous montons à douze ou treize dès l'issue de la première séance). Quand un peintre déclare sa peinture achevée, l'adulte la déplace vers un fil afin qu'elle finisse de sécher et recharge l'emplacement d'une nouvelle feuille. L'enfant peut commencer une nouvelle peinture ou quitter la salle pour rejoindre la salle à manger, au coin du feu, où se pratiquent jeux de société et lecture. Souvent un autre enfant rejoint la grange pour se lancer dans l'activité à son tour. Les enfants sont concentrés sur leur entreprise. L'ambiance est tranquille, sereine. Les conversations sont rares même si parfois les enfants commentent ou légendent à voix haute leur travail. L'adulte est parfois sollicité. Nous écoutons et recevons l'information mais nous nous gardons de tout commentaire. Nos interventions sont limitées au respect des règles et à l'intendance de l'activité.
Une partie importante du travail de l'animateur a lieu avant l'activité, dans la mise en place des lieux et du matériel. Dans la journée, la Grange connaît plusieurs usages successifs ; elle accueille aussi un atelier d'activités manuelles à partir du bois ainsi que des tables de ping-pong et un baby-foot. Il faut donc la ré-aménager pour que tous les soirs elle soit une invitation à peindre. Quand l'activité démarre, tout doit être prêt : supports, feuilles, tabliers, peintures et pinceaux. L'adulte est ainsi entièrement disponible lors de ces premiers instants à rappeler les règles, montrer l'usage du pinceau, veiller à instaurer un climat propice à l'activité individuelle dans un cadre collectif. Très vite, une forme de rituel s'installe et dès la deuxième séance, les règles se diffusent et se répètent par le bouche à oreille.
Les intentions, l'origine
Avec l'équipe de la colo, depuis plusieurs étés, nous pratiquons le dessin de paysage. Prétexte et occasion pour sortir du centre, nous emportons supports, papiers, crayons, pastels, godets de gouache dans nos sacs à la recherche d'un coin agréable, si ce n'est délicieux, et muni d'un intéressant point de vue.[1] Il s'agit alors de regarder, de traduire l'impression sur le papier pour l'emporter comme un collectionneur d'instants précieux. Rien ne dit d'ailleurs, que selon l'occasion nous ne nous tremperons pas les pieds ou ne serons pas plus intéressés par les chevaux rencontrés. Dans la Grange, au contraire, ni dérivatif ni échappatoire à l'expression. Les images qu'il s'agit de traduire sont celles présentes dans nos têtes. Activité plus intérieure, plus cérébrale, l'atelier de peinture libre constitue une sorte de pendant nocturne au dessin de paysage, par sa pratique en salle et en soirée.
Autre désir souvent inassouvi que permet la Grange, celui de peindre debout sur des grands formats. Sans entrave, sans contrainte. Seul mais avec d'autres. Depuis plusieurs années, cette envie d'une activité libre prend corps. Il y a trois ans, nous avons construit des chevalets. Nous avions décider de les faire avec les enfants et nous n'avons eu que trop peu de temps pour nous en servir par la suite. Puis nos pérégrinations estivales nous ont mené dans d'autres lieux, abandonnant nos chevalets aux bons soins de nos poursuivants.
Le travail d'Arno Stern
Mais le déclencheur de cette tentative de la Grange, l'étincelle qui a embrasé nos désirs et expériences accumulées c'est la découverte du travail d'Arno Stern[2]. Il y a quelques années, dans ma bibliothèque de quartier, je tombe sur un ouvrage relatant son travail : Heureux comme un enfant qui peint[3]. Le récit d'expérience d'un animateur d'atelier de peinture qui insiste pour l'essentiel sur le dispositif mis en place pour permettre aux pratiquants le jeu de peindre[4] : la salle aveugle – le Closlieu comme il l'a nommé – où les enfants peignent, la table-palette où ils chargent leurs pinceaux, l'importance de bien punaiser les feuilles au mur, la tenue du pinceau, le rôle du servant comme il se nomme... le reste appartenant aux peintres. Et puis, plus étonnant encore, fort de ses années de pratique et d'observation, il nous fait part d'une tentative de décodage des formes récurrentes que les enfants peignent. Un abécédaire hiéroglyphique décrit et catégorise ces formes mille fois peintes par des générations d'enfants, un langage quasi universel qu'il appelle La Formulation. Ce langage prend sa source au plus profond de la mémoire, celle souvent inaccessible par le souvenir. Peindre sans entrave permettant d'y puiser.
Attentif aux pédagogies, aux arts plastiques, je ne connaissais pas cette approche. L'importance accordée au travail sur le milieu, la place laissée à l'enfant dans l'activité résonnent avec les approches d'éducation nouvelle que nous mettons en œuvre. Comme cela arrive parfois, ce travail, cette personne dont je n'avais jamais entendu parler avant cette lecture va alors me revenir aux oreilles et aux yeux à intervalles réguliers. Je découvre que cet inconnu pour moi est loin d'en être un. Notre tentative – miniature, balbutiante – dans la Grange confirme bien des observations et des principes longuement consignés et élaborés par Arno Stern.
Questions et perspectives
En essayant cette activité de peinture libre, nous avons sans doute là posé les bases d'un chantier à poursuivre. Quelques points en particulier me questionnent.
Les enfants présents au centre sont âgés de 6 à 10 ans. Et les « petits » sont venus fréquenter plus nombreux la Grange. Les filles aussi. Pour certains petits, il y avait quelque chose d'impérieux à pouvoir participer à l'atelier. Leur engagement était total. L'évidence de la peinture libre semblait moins forte chez des plus grands. Je ne peux m'empêcher de rapprocher ces constats de commentaires d'Arno Stern à ce sujet. Non pas l'impossibilité pour les plus grands, et même les adultes, à se lancer dans cette activité mais leur éloignement de cette manière d'être par les conventions sociales, le rapport à l'activité à prétention artistique, au regard des autres et au fait de savoir peindre ou pas...
Il a été également manifeste pour un certain nombre de « grands » que leur sujet était d'abord de reproduire des personnages de dessins animés, la recherche d'une certaine technicité graphique plus que de puiser dans une mémoire enfouie. Il faut dire que les séjours de14 jours – dont nous continuons de penser qu'il s'agit de séjours courts malgré les évolutions à l’œuvre ces dernières années – ne permettent pas d'installer l'activité dans une durée suffisante pour se libérer d'un certain nombre d'images qui font obstacle, d'une forme de pollution visuelle dont il faut se dégager pour accéder à autre chose. Le temps long, telles que des ateliers à l'année au centre de loisirs ou au périscolaire, peut sans doute permettre à l'activité de s'épanouir plus aisément.
Enfin, le silence auquel nous nous astreignons quant aux réalisations des enfants (ni commentaire, ni exposition), outre qu'il n'est pas toujours facile à tenir, est sans doute à pratiquer plus finement. Le jeu de peindre se fait au sein d'un collectif, dans un espace où les interactions existent, où les peintres se regardent et s'influencent, où parfois l'animateur est sollicité par l'enfant, où parfois l'animateur est tenté d'encourager à poursuivre, prolonger, suggérer un autre format. Cette communication devra être mesurée tant il est manifeste que l'un des intérêts essentiels de cette pratique réside dans la place – modeste – de l'animateur. En s'en tenant à la mise en place du dispositif, au maintien du cadre, il libère les enfants du poids de ses propres projets. Cette activité sans entrave semble procurer une pleine possibilité d'expression aux enfants.
[1] Dessiner le vieux Tende. Cahiers de l'animation, n° 88, octobre 2014
[2] Arno Stern anime un atelier de peinture à Paris. Il aime à se présenter comme praticien d'éducation créatrice. http://www.arnostern.com
[3] Heureux comme un enfant qui peint, 2005. Ed. du Rocher
[4] Le jeu de peindre, 2011, Actes Sud
Cet article est issu des Cahiers de l'Animation - Vacances Loisirs.