« Les filles bricolent beaucoup et ne se sentent pas du tout bridées. Pour elles, le terrain est un très bon vecteur de reprise de pouvoir, pour se sentir aussi capables de faire. »
Le terrain d'aventures de Plaisance
C’est ce que doivent se demander ce jeune couple et leurs deux enfants qui viennent de se garer devant. Parviennent jusqu’à eux des voix d’enfants et les tap-tap-tap caractéristiques des clous que l’on enfonce dans les planches. Les curieux s’approchent timidement et découvrent derrière les containers une vaste pelouse où, en ce début d’après-midi des vacances scolaires d’avril, une poignée d’enfants s’affairent autour de cabanes faites de planches et de palettes. Difficile d’imaginer qu’à cet emplacement s’élevait il y a peu encore, un immeuble de onze étages et de cinquante mètres de long, emblématique de ces quartiers construits dans les années 60. La barre a été détruite en janvier 2021 et sur l’emplacement dégagé, le terrain d’aventures s’est fait une place l’été suivant, encouragé par un appel à projets dans le cadre du contrat de ville. Anna T., l’une des deux animatrices, a aperçu le jeune couple et leurs enfants. Elle les accueille et propose une visite des lieux aux nouveaux venus. Après quelques minutes, ils s’éclipsent et promettent de revenir. Le feront-ils ? « En vérité, le public du terrain, ce sont plutôt les habitants du quartier, ceux qui voient les cabanes depuis chez eux », précise Anna.
Des cabanes, mais pas seulement
Les plus remarquables des cabanes se cachent sous les arbres préservés lors de la démolition. Dans ce bosquet, au fond du terrain, s’épanouissent des cabanes à étage liées les unes aux autres par des passages en hauteur, des échelles et même des escaliers. En ce début d’après-midi, elles sont encore désertes ; les rares bricoleurs ont jeté leur dévolu sur une cabane à proximité des containers où sont mis à disposition outils et matériaux. D’autres enfants préfèrent jouer : « Anna, tu viens jouer avec nous au Molki ? », demande Elie, une habituée. Deux jeunes mères de famille qui les ont accompagnées les regardent distraitement. Posées sur des pliants autour d’une table, elles papotent.
Au fil de l’après-midi, la fréquentation grossit. Les enfants arrivent de tous côtés au travers des ouvertures sans portail aménagées dans la clôture à ganivelles. « C’est tout le temps ouvert, précise Inès P., animatrice au terrain depuis un an, quand on est là et même quand on n’y est pas : hors vacances, le soir, le week-end, pour continuer à jouer ou pour des barbecues avec le brasero. » La clôture est plus là pour matérialiser un espace-temps symbolique qui signifie que lorsque l’équipe d’animation est présente, un certain nombre de règles s’y appliquent. Peu nombreuses et facilement compréhensibles, elles sont affichées en bonne place devant les containers. Et puis surtout, Inès, Anna et les enfants les verbalisent et les font vivre, au moment où la situation le demande. « Tu ne peux pas prendre cette perceuse, tu n’as pas encore le permis », indique Ianis à son camarade.
L’initiative appartient aux enfants et pour les animatrices il s’agit d’abord d’observer avant que d’accompagner les dynamiques à l’œuvre sur le terrain. Certes, elles travaillent le milieu – mise à disposition de matériaux et d’outils, formation à leurs usages – et ainsi donnent une direction à l’activité mais c’est lorsque les enfants s’en emparent que le terrain prend véritablement vie et sens. Et c’est parfois l’inattendu qui fait l’événement. Cet hiver, un trou dans la pelouse s’est rempli d’eau à l’occasion de fortes pluies. Très vite, pour les enfants, il s’est agi de traverser cette mare inopinée sans tomber dedans, à l’aide de planches, palettes, tuyaux... « Pour accompagner cette activité spontanée, nous raconte Mathilda M., coordinatrice des terrains d’aventures nantais, l’équipe a fait un appel à dons de bottes en caoutchouc pour que le jeu puisse se vivre sans risquer de passer l’après-midi dans des chaussures trempées ou se faire gronder en rentrant à la maison. » La collecte a été un succès comme en témoigne le placard avec des bottes en libre accès dans le grand container. « Ainsi, le jeu dans la mare a pu se poursuivre à la condition de s’équiper. »
Le goûter pour fédérer
Le moment du goûter est une bonne occasion pour évoquer ce type de projets, les règles afférentes et créer du commun avec des enfants éparpillés sur une multiplicité de chantiers. « Le goûter est un temps qu’on a réussi à ritualiser, confie Inès T.. On se réunit et on partage, plutôt que chacun prenne son petit gâteau et retourne dans son coin. On n’a pas encore d’autre espace institutionnel mais c’est toujours en réflexion. » Au terrain, l’aventure est d’abord celle de l’entre-enfants, celle qu’ils se fabriquent dans le secret des cabanes, celle de la jouissance de leur liberté éprouvée. « Ici, pas de registre, pas de liste, on ne demande ni les noms ni les âges, on vient et on part quand on veut », précise Inès. Ce qui n’empêche pas les animatrices de connaître les enfants ni d’être reconnues par eux, mais sans surinvestissement affectif ni subordination autre que les règles du lieu. Les 6-11 ans forment le cœur du public, en proportion égale de garçons et de filles, ce qui réjouit l’animatrice : « Les filles bricolent beaucoup et ne se sentent pas du tout bridées. Pour elles, le terrain est un très bon vecteur de reprise de pouvoir, pour se sentir aussi capables de faire. » Les mercredis scolaires, les semaines de petites vacances, 30 à 40 enfants passent au terrain – jusqu’à des pics de 80 l’été – pour un moment ou toute l’après-midi, une seule fois ou plusieurs jours de suite.
Une structure vivante qui crée un mouvement
Voilà près de deux ans que le terrain a ouvert. Il est désormais bien repéré sur le quartier et semble avoir trouvé sa vitesse de croisière. « Dès que je peux, je retrouve les copines pour continuer la construction de notre cabane », explique Fatia à Inès. Ce temps a permis aux animatrices de s’interroger sur la posture professionnelle à adopter. Pour s’inscrire dans le propos de Baptiste Besse-Patin, docteur en sciences de l’éducation, il s’agit pour elles de s’éloigner des pratiques relationnelles basées sur du face-à-face pédagogique, et de privilégier une forme de « côte-à-côte où l’on s’ajuste aux lignes d’actions déjà entamées par les enfants et où on se met au service des engagements enfantins » plutôt que d’organiser des situations dans lesquelles les enfants s’aligneraient sur leurs initiatives.
Au terrain d’aventures de Plaisance, ce renversement porte ses fruits, mais reste continuellement au travail : « Tout n’est pas toujours facile, explique ainsi Inès. Il peut y avoir des conflits entre les enfants sans compter ceux du quartier auxquels on n’échappe pas. On se questionne sur la place qu’on prend, qu’on nous donne en tant que personnes toujours présentes, repérées en plein cœur de quartier. » Si le terrain s’est fait une place dans la vie du quartier, son avenir reste suspendu aux suites du plan de rénovation urbaine. Les constructions à venir nécessiteront-elles la fermeture du terrain ? Les financements nécessaires au fonctionnement du terrain seront-ils reconduits ? L’aventure ne sera-t-elle que provisoire ou est-elle appelée à s’installer plus durablement ? Seule certitude, le terrain sera ouvert cet été.
* Le terrain d’aventures de Plaisance est inscrit dans le programme de rénovation urbaine du quartier porté par Orvault, Nantes Métropole et le bailleur social Atlantique Habitation ainsi que les moyens du dispositifs Quartier prioritaire de la politique de la ville (QPV) de la préfecture. Le terrain est ouvert depuis l’été 2021 et l’animation de celui-ci est confiée aux Ceméa Pays de la Loire.