Les ébulissons
Cette expérience vécue en milieu urbain dans l’espace périscolaire de la coéducation prouve que des projets intéressants peuvent se dérouler dans ce temps d’après l’école qui est souvent décrié et présenté comme peu propice à des activités suivies et pleines de sens. L’aspect culturel de cette aventure n’est pas sa moindre qualité et l’engouement suscité par cet environnement non pas bruyant mais sonore démontre que les enfants concernés deviennent passionnés et impatients de constater le résultat de leurs investigations. Ils sont en outre capables de construire des plages complètes et ordonnées. Le maillage réussi entre la technicité et la création permet d’enrichir les morceaux inventés.
Un rapide regard par-dessus l'épaule de Quentin, qui travaille seul sur l'ordinateur, m'informe qu'il est déjà temps de ranger. L'horloge à l'écran indique 16h 20. Les temps d'activités périscolaires se terminent à l'école Prévert. Je lui glisse la remarque à l'oreille, mais il ne m'entend pas. Est-ce parce qu'il porte un casque et que les sons qu'il est en train de bidouiller avec le logiciel couvrent ma voix ? Un deuxième coup d'œil sur son écran m'informe qu'il ne diffuse pas de sons. Quentin m'entend donc, mais ne m'écoute pas : il est trop concentré sur sa tâche, et son oreille, sélective, a certainement choisi de retenir l'information qui lui plaisait le plus. À ce moment-là, je marque une hésitation : il est préférable de préparer Quentin à la fin proche de son activité, pour favoriser un rangement dans des conditions paisibles et amorcer la transition vers le moment suivant. En même temps, il m'est difficile d'inter-rompre cette attention et ce plaisir ostensibles. Je choisis un entre-deux : prévenir Quentin plus tard, en me dirigeant vers un autre groupe d'enfants.
Jouer avec les sons, apprivoiser la technique
Hanaa et Selma sont en train de jouer avec le lecteur d'échantillons. Sur les 8 pads du lecteur d'échantillons, nous avons paramétré des sons enregistrés par des enfants lors d'autres ateliers, et nous utilisons égale-ment les sons fournis par la banque de l'appareil. La prochaine étape serait d'inviter les enfants à enregistrer leurs sons, de les sélectionner et de les importer sur l'appareil, ce qui leur permettrait de jouer avec leur matière sonore. Cela appelle quelques contraintes, de travailler avec les enfants : normaliser les sons ; éliminer les plages vides au début du fichier pour que le son démarre dès l'appui sur le pad ; vérifier que le son se diffuse bien sur les deux canaux gauche et droit ; éventuellement procéder à des fondus en ouverture et en fermeture.
Si les enfants ont rapidement compris le fonctionne-ment technique du lecteur d'échantillons, ils ont montré des difficultés à composer des « musiques » à plusieurs, en se répartissant les pads, en suggérant des associations ou transformations de sons, en créant des modulations et des enchaînements. Est-ce dû à la nature des sons qui ont été programmés ? Au nombre trop important d'enfants autour de l'appareil ? Au-delà de ces facteurs, il semblerait que dans un premier temps, un enfant, comme un adulte d'ailleurs, soit tenté de s'écouter soi-même avant de se préoccuper de la musicalité du rendu collectif. C'est le plaisir de discerner dans notre environnement – sonore, en l'occurrence – ce qui est de notre fait, le résultat de notre action, notre impact sur notre milieu. Cette première étape franchie, et seulement à cette condition visiblement, l'enfant peut ensuite s'intéresser au collectif dont il fait partie et aux potentialités que cela lui ouvre en termes de création musicale.
De l'expérimentation sonore vers la composition
À ce que je vois et j'entends de Selma et Hanaa, je crois qu'elles sont déjà dans cette dynamique-là : elles appuient chacune, en rythme, sur des pads différents et agitent la tête en rythme égale-ment. Selma a même une main sur le casque. Elles se donnent des indications. Et à mon approche, elles m'invitent à écouter ce qu'elles ont fait ! Le répartiteur de casques, branché à l'appareil, permet à quatre personnes d'écouter en même temps. Je branche donc mon casque à l'appareil, je monte mon volume, et elles recommencent leur morceau. Oui, c'est un morceau, car elles se sont souciées d'une certaine construction – à défaut d'avoir une véri-table fin, leur proposition musicale a au moins une intro. Je leur demande comment elles ont choisi ces sons-là, cet ordre-là ; ce qui m’intéresse, c'est le passage de l'expérimentation sonore à la composition.
De la gestion du temps et des frustrations
À la fin de cette courte conversation, j'arrive à leur glis-ser qu'il est l'heure d'arrêter l'activité et je leur propose de ranger. Hanaa et Selma s'exécutent – distraites une minute par Ruben, Raphaël et Baptiste, tout juste revenus de leur pêche aux sons. Ils en ont enregistré une dizaine et souhaitent les écouter avant de partir.
Je râle : il est 16h 26, nous sommes déjà en retard !Mais quel intérêt y aurait-il à reporter l'écoute de ces sons à la séance prochaine ? La frustration engendrée ne comporte pas pour moi d'intérêt éducatif : les enfants ne vont pas savoir si leurs enregistrements sont bons, ils risquent de ne pas en tirer de conclusions et ont toutes les chances de recommencer les mêmes erreurs la prochaine fois ; ils ne vont peut-être même pas se souvenir de leurs sons, quelle envie auront-ils de les exploiter ? Je cède – de toute manière, comme j’ai travaillé à l'autonomie des enfants avec le matériel... ils ont déjà branché le répartiteur de casques sur l'enregistreur et sont tous prêts à écouter le premier son.
Il ne me reste qu'à garantir que cette écoute soit qualitative et constructive. Ruben, Raphaël et Baptiste ne maîtrisent pas bien l'enregistreur encore. Leurs enregistrements involontaires nous permettent au moins d'évaluer l'impact des consignes données : les enfants sont soucieux de coiffer le micro d'une bonnette pour éviter les bruits parasites du vent et du souffle ; ils répètent aux quelques enfants croisés par-ci par-là qu'il ne faut pas crier dans les micros, sous peine de faire mal à la personne qui porte le casque ; ils se fâchent mutuellement parce que l'un d'eux a laissé traîner le câble par terre. Effectivement, souffles, craquements et saturation sont les parasites que nous entraînons les enfants à reconnaître. Nous constatons également qu'ils s'approprient à leur manière et à leur rythme ce vocabulaire technique complexe, en reprenant ceux qui n'emploient pas les bons termes, et en riant largement des « bon-nettes à poils » – bonnettes spéciales pour les prises de son à l'extérieur, également appelées « Rycote ». À l'issue de l'écoute, j'indique au trio qu'il leur faudra renommer leurs sons en fonction de leur contenu pour les retrouver facilement, et supprimer les sons inutilisables. Le tri et l'indexage font pleinement partie de la démarche. Baptiste propose à Quentin de rajouter à son montage sonore quelques-uns des enregistrements que le trio vient de faire.
Quentin accepte. Au prochain atelier, mon rôle se bornera à leur rappeler qu'ils peuvent se mettre à deux sur l'ordinateur pour bidouiller et assembler ensemble les sons. À les accompagner dans leur projet en leur suggérant de nouvelles bidouilles ou des astuces sur le logiciel. Et à leur redire qu'à tout moment, ils peuvent agrémenter leur montage sonore de nouveaux enregistrements, inviter un camarade à les rejoindre ou jouer sur le lecteur d'échantillons.
Vient donc enfin le temps du rangement. Là encore, les enfants se sont progressivement approprié les consignes pourtant précises et complexes du range-ment de matériels audio, comme baisser tous les volumes avant d'éteindre ou plier les câbles sans faire de vrilles. Notre rôle ici est triple : garantir la sécurité de chaque enfant en évitant les accidents sonores, préserver ce matériel aussi longtemps que possible et veiller à ce que ce temps, comme tous les autres, soit support d’apprentissage pour les enfants.
Issu des Cahiers de l'Animation - Vacances Loisirs n°98 (Avril 2017)