Plonger dans le grand bain
Les situations dans lesquelles les enfants ont à franchir des étapes de vie importantes ou sont confrontés à de nouvelles réalités sont fondamentales dans leur développement et leur capacité à pouvoir s’adapter. Ces passages sont souvent complexes à gérer. Les adultes ont un rôle d’accompagnement qui n’est pas simple, devant prendre en compte le besoin de sécurité, mais également d’émancipation et de confrontation à l’obstacle.
Tu vas entrer à la grande école… Tu vas savoir à lire… Tu vas partir en sortie sans tes parents… C'est la première fois que tu vas dormir ailleurs… Tu vas entrer au collège… Tu vas apprendre à faire du vélo… De nombreux événements et situations jalonnent la vie des enfants, comme autant de petits passages initiatiques qui marquent des étapes dans le fait de grandir et de devenir autonome. Ces moments sont souvent délicats, mettant les enfants en insécurité affective face à cette nouveauté et ces défis. Les adultes qui le s accompagnent cherchent légitimement à faciliter ces formes de rupture, pour que la transition se fasse paisiblement et que les enfants puissent vivre ces moments le plus tranquillement et le mieux possible. Mais si l'objectif est louable et justifié, je pense qu'il entraîne parfois une forme de dérive, lorsque cette préparation a tendance à gommer ce passage « initiatique », ou à en devancer les problématiques, brouillant ainsi ce moments charnière et rendant floue une étape qui permet de se construire.
Lorsque j'accueillais les enfants dans la classe de CP, dont je m’occupai, mon discours de bienvenue formalisait le projet des années qui s'ouvraient devant eux : Savoir lire, c'est être capable de ne plus dépendre d'un adulte pour accéder à ce qui est éc rit. Il me paraissait important de pointer le sens de cette étape. Savoir lire n'est pas anodin et confère un statut d'indépendance et d'accès autonome à une forme de savoir. Bien que cet apprentissage ait commencé bien avant l’entrée au CP par de nombreuses activités de maîtrise du langage et d’entrée dans l’écrit et même si parfois quelques enfants avaient des acquis en lecture très avancés, il me semblait important de marquer cette étape. Cela n’obérait en rien la prise en compte des différences de niveau, des difficultés ou de leurs intérêts variables pour cet apprentissage, mais mettait les enfants face aux enjeux sociétaux et personnels de cette période de vie qui s’ouvrait officiellement devant eux.
Des expressions populaires ont traversé le temps «entrer à la grande école », « passer dans la classe des grands ». On y retrouve la notion de grandir qui n’est pas neutre.
Je pense que le fait de marquer clairement certains enjeux forts liés à une prise d’autonomie est nécessaire et important dans l a construction des enfants.
Si l’exemple précédent renvoie à l’école, cette problématique se retrouve dans bien d’autres milieux et situations éducatives. Il me semble dommage de lisser et de ne pas accorder d’attention à des évènements qui marquent une prise d’autonomie essentielle. La première fois qu’un enfant dort ailleurs que chez lui, dans un autre lit que le sien, n’est pas un moment anodin. Je pense que pour faciliter la projection de l’enfant vers l’avenir, il est important de signifier et d’acter des étapes cruciales. Mon petit voisin, qui a quatre ans est venu l’autre jour pédaler devant moi dans le chemin, m’annonçant ainsi silencieusement et par la démonstration que maintenant il savait faire du vélo. Je lui ai évidement dit que j’avais remarqué ce grand progrès, qui allait lui ouvrir d’autres portes et d’autres lieux. Il fut visiblement très satisfait de la reconnaissance sociale de ce défi maîtrisé et de cette étape importante pour lui.
"Pour vivre heureux, il faut forcément avoir quelque chose à faire, mais pas quelque chose de trop facile" écrivait Primo Lévi. Le rôle de l’adulte est complexe dans l’accompagnement de ces dépassements de soi. Ces évènements « initiatiques » qui jalonnent l’éducation et la prise d’autonomie des enfants ne doivent pas être synonymes de souffrance et d’insécurité, telle une forme de bizutage. Les adultes qui les accompagnent doivent à la fois mettre les enfants en sécurité affective et physique et en situation de pouvoir réussir le défi qui se présente à eux, afin qu’ils progressent harmonieusement et osent à leur rythme et en fonction de leurs besoins. Mais en même temps, ils ne doivent pas nier les difficultés ou aplanir les enjeux de ces moments importants de vie, deux dérives dans lesquelles se réfugient parfois des adultes pétris de bonnes intentions.
Ils pensent faciliter ce passage en gommant la difficulté, en ne la nommant pas et en ne permettant pas l’anticipation de cette confrontation. Leur justification est d’éviter à l’enfant d’être inquiet et qu’il n ’accorde une importance démesurée et délétère à un évènement qu’il a la capacité de surmonter simplement. Mais cela évite également (et peut être surtout) aux adultes d’avoir à gérer et accompagner une situation dans laquelle eux même se sentent en difficulté. L’exemple le plus caricatural dans ce domaine m’a été fourni, lorsque je dirigeai des centres de vacances maternels. Au moment du départ, des parents avaient annoncé à leur enfant, qu’ils viendraient le chercher le soir même, alors que le séjour durai t trois semaines. Ils se disaient sans doute qu’une fois pris dans l’ambiance, leur enfant bénéficierait de la mutualisation du groupe et que cette première nuit en collectivité se passerait sans même qu’il s’en rende compte. Et qu’ensuite soit il oubliera it avec le temps et la vie du centre, soit on pourrait lui justifier cette tromperie par le fait d’avoir voulu éviter qu’il ne s’inquiète. Je pense que cette attitude dérangeante, montre avant tout à l’enfant que l’adulte qui est là pour l’accompagner n’es t pas fiable et que l’on ne peut pas s’appuyer avec certitude sur lui. Cette défiance construite peut avoir des répercussions directes et de long terme sur la relation. Mais cette attitude d’évitement prive également l’enfant de la maîtrise de ces moments forts de passage, avec toute leur symbolique et tous leurs enjeux. Il est, de fait, dépossédé de son rôle propre dans cette démarche à construire et à vivre. Il ne peut pas se projeter, parfois redouter, avoir besoin d’être rassuré, accompagné, se dépasse r, se voir grandir… Dans cette nouvelle prise d’autonomie, il se contente d’être mis devant le fait accompli et de s’adapter à cette situation nouvelle. Ce qui lui enlève une dimension de projection dans sa construction. L’exemple pourtant véridique de ces parents n’osant préparer leur enfant à la séparation souligne par son caractère extrême l’attitude que peuvent parfois avoir les adultes pour éviter que l’enfant ne s’inquiète et lui faciliter (pensent ils) des transitions difficiles. Mais, sans être aussi caricaturales que cet exemple, je pense que des situations plus anodines, mais relevant du même évitement sont plus fréquentes qu’on ne l’imagine. On peut, pour s’en convaincre, réinterroger des affirmations comme : « Ça va être facile..., on va bientôt arriver... le plus dur est fait... on ne sent presque rien... »
Mais les adultes, dans leur désir d’aplanir les difficultés et les obstacles, ont aussi parfois tendance à vouloir prendre les devants. Afin d’éviter à l’enfant des transitions, ils les anticipent. A la maternelle on se doit de les préparer au CP. A la fin de l’école élémentaire, il faut qu’ils soient prêts pour la sixième. Ce terme de « préparation » devrait se définir comme le fait d’avoir des bases et des stratégies de travail qui permettront ensuite de poursuivre ses apprentissages, dans le cadre d’un changement de statut. Pourtant dans de nombreux cas, cette « préparation » est interprétée comme « faire avant ». On retrouve cette logique dans de petites choses sans grande importance, comme un cahier de textes mis en place dans les classes de CM, voire de CE, pour habituer les enfants au collège et à l’utilisation de ce type de cahier. Pourtant, dans la majorité des cas, c’est le même enseignant qui donne quelques leçons du jour pour le lendemain. L’utilisation d’un outil sans besoin, uniquement pour « faire comme » est absurde. Cela enlève du sens à un cahier lié à une réalité différente, nécessitant des moyens adaptés à la multiplication des cours, des salles et des professeurs. De plus, cela brouille cette notion de passage du statut d’écolier à celui de collégien. Mais cette volonté de « faire avant », pour les préparer et éviter la rupture peut aussi prendre des tournures qui me semblent beaucoup plus inquiétantes, lorsqu’elles touchent aux contenus. Comme ils auront beaucoup de devoirs en 6ème, pour éviter un trop grand décalage avec l’école élémentaire, certains enseignants de CM ont tendance à donner davantage de travail à la maison. On voit dans des classes maternelles, des situations d’apprentissage parfois décalées avec les besoins des enfants, car il faut bien les préparer au CP. Je pense que cette volonté de tuilage à marche forcée, que mettent en place les adultes, avec la volonté de rendre transparents pour les enfants ces moments de changement, pose parfois plus de problèmes qu’elle n’en résout. En plus de décaler les enfants de leur réalité du moment et de brouiller les enjeux de ces étapes, cela fausse également le rôle de l’adulte, qui prend les choses en main et organise, au lieu d’accompagner et de guider les enfants pour qu’ils se préparent à vivre ces moments complexes de transition, de changement de statut et d’autonomie.
Le rôle de l’adulte est de préparer, d’accompagner, de sécuriser, mais ne pas gommer l'obstacle. Cette tâche est complexe et s’appuie sur la confiance. La confiance de l’enfant envers l’adulte, à qui, il peut exprimer ses inquiétudes et sur qui, il sait pouvoir compter pour le préparer, l’aider, ou simplement le rassurer par sa présence, dans ce défi qui s’annonce à lui, ou qu’il est en train de vivre. Et la confiance de l’adulte envers l’enfant et sa capacité à apprendre et s’autonomiser.Cette confiance partagée est essentielle dans l’accompagnement de ces moments particuliers. Lorsque je vais à la piscine avec les enfants de la classe, j’encadre souvent le groupe des non nageurs, dont certains appréhendent l’eau. Après un nombre variable de séances, il arrive un moment où j’estime pouvoir leur proposer de sauter dans le grand bain, celui où l’on n’a pas pied du tout. Je pose le préambule, que je les sais capables de faire cela et que je serai dans l’eau pour les rassurer. Certains me sautent dans les bras, d’autres se débrouillent pour sauter le plus près de moi possible, ou me demandent de me rapprocher du bord. D’autres au contraire sautent ostensiblement loin de moi, ou me demandent de m’éloigner. Au fur et à mesure, leurs sauts évoluent et pour certains, ma présence devient de plus en plus symbolique. Mais pour tous, la fierté d’avoir osé plonger dans le grand bain est notable. Cette situation aquatique permet une représentation particulièrement lisible de la confiance liée à l’accompagnement par l’adulte d’un passage important pour l’enfant. Car sauter pour la première fois, tout seul et sans bouée da ns le grand bain, ça n’est pas rien…
On retrouve, dans cet exemple, les différents éléments de l’accompagnement de l’adulte. Tout d’abord, en termes de préparation, ce sont les séances d’apprentissage, qui vont permettre aux enfants, d’atteindre à leur rythme, les compétences physiques et psychiques pour oser cette action. Ensuite, le passage est acté, sans mise en avant excessive, mais à sa juste valeur, comme une étape notable. Enfin, la confiance de l’adulte envers les enfants, qu’il sait maintenant capables de ce saut et la confiance des enfants envers l’adulte, qu’ils savent être là pour les accompagner, les protéger et les rassurer dans cet acte de prise d’autonomie.
Ces passages « initiatiques », moments de rupture et de dépassement qui jalonnent la vie ne sont pas neutres. Les enfants et les adolescents en ont besoin pour se construire. L’accompagnement des adultes ne doit pas chercher à minimiser ou gommer ces étapes. Mais il doit faciliter la confrontation à ces moments forts, pour per mettre de pouvoir sereinement « plonger dans le grand bain ».