Pierre Parlebas. Un praticien hors du commun
Lors du 12ème congrès national des CEMÉA, à Poitiers, Philippe Meirieu a salué lors de la séance d’ouverture les anciens présidents de l’association, notamment Pierre Parlebas1, qui est, avec Francine Best, président d’honneur de l'association. Certain·es militant·es ne savaient pas qui était ce monsieur qui avait commencé à jouer dans leur groupe, avant de se mettre sur le côté lorsqu’il fallait courir. Ils et elles ne savaient pas encore que l’un des jeux sportifs pratiqués, les «liaisons dangereuses»2, est précisément né dans le groupe national de recherche « Jeux et Pratiques Ludiques » dirigé par Pierre Parlebas.
• EXTRAITS •
[Laurent Bellenguez] Pierre, tu as été Président des CEMÉA tu es le responsable du groupe « Jeux et Pratiques Ludiques », le fondateur de la praxéologie motrice*3 et tu as notamment forgé tes travaux sur des expériences en terrain pratique, en centres de vacances en tant que directeur ou en tant que professeur d’éducation physique et sportive. Quel regard portes-tu sur la place de l’EPS aujourd’hui ?
[Pierre Parlebas] L’éducation physique est une intervention concrète, sur le terrain, qui vise à exercer une influence sur les intéressés.
Autrement dit, c’est une pédagogie. Mais sur quel objet porte-t-elle ? Beaucoup ont avancé la notion de mouvement. Jean Le Boulch par exemple, dernier grand théoricien, a défini l’éducation physique comme une pédagogie du mouvement.
Or, le mouvement est un concept de physique, une intervention dans l’espace et dans le temps. En gros, c’est du Newton, mais l’éducation physique ce n’est pas du Newton. Je ne dirai pas non plus que c’est du Bergson, malgré la rime, mais c’est une intervention qui joue sur toute la personnalité. A partir du terrain et malgré les connaissances que j’ai acquises au CREPS4 de Bordeaux et à l’INSEP5 pendant quatre ans, je me suis rendu compte que l’éducation physique ne se résumait pas à une biomécanique, à du mouvement. Mais que l’on jouait sur une personnalité. Les connaissances de la psychologie, de la sociologie, de la linguistique, etc. m’ont amené à repenser le problème et à m’apercevoir d’une chose très simple : l’éducation physique intervient sur des conduites humaines, notamment des conduites motrices*, ce qu’aucune autre discipline ne fait. L’éducation physique a un objet propre : les conduites motrices. C’est une pédagogie des conduites motrices. Cela entraîne de nombreuses conséquences sur les prises de décision, la solidarité avec autrui, la dynamique des groupes, etc.
Concernant cette question de la comparaison entre le sport et l’éducation physique, il y a eu régulièrement une réponse en faveur du sport : un spectacle qui est incontestablement une belle réussite, notamment médiatique, économique et politique. Et le sport sollicite des conduites motrices : les activités dites de « sport » rentrent dans le cadre de l’éducation physique. Le problème qui les oppose est de nature idéologique : en réalité, si on essaie d’examiner froidement le problème, on s’aperçoit qu’il y a d’un côté des conduites qui sont reprises par les institutions fédérales et d’un autre côté les activités qui ne sont pas organisées de façon institutionnelle, au libre choix des individus. Le sport a ainsi récupéré nombre d’activités traditionnelles, s’en est emparé et leur a donné un règlement. Maintenant, quand on pense au ski, on pense au ski fédéral, alors que le ski est un mode de déplacement moteur sur un champ de neige. Idem pour le vélo : nous avons connu le vélo dans notre jeunesse, c’était un plaisir ; c’est devenu le tour de France, les courses cyclistes, etc. (...)
Avec des jeux traditionnels, on pratique la compétition, beaucoup sont des jeux de compétition. Mais il ne s’agit pas d’une compétition forcément « excluante », mais d’une compétition « partageante ». C’est à dire qu’il peut ne pas y avoir de « vainqueurs » en fin de jeu, comme aux « Liaisons dangereuses », jeu auquel nous avons joué hier. Dans d’autres jeux, les éliminés ne le sont plus mais changent de camp ; c’est ainsi proposer des relations plus complexes qu’un modèle binaire, des relations qui correspondent davantage à la réalité des relations sociales, en dehors du jeu ou de la séance d’EPS. La joie des participants remplace l’aigreur des « vaincus » et c’est tout sauf anecdotique. Les jeux traditionnels proposent une compétition qui met davantage l’accent sur les liaisons positives que sur les interactions de supériorité. (...)
Professeur d'éducation physique et sportive, un métier mal compris
[LB] Un mot sur la formation des professeurs d’EPS ?
[PP] Aujourd’hui, c’est assez étonnant. Les professeurs d’éducation physique sont encore souvent orientés sinon dirigés par des non-professeurs d’éducation physique : des biologistes, des sociologues, psychologues, philosophes, mathématiciens…, c’est assez stupéfiant. J’étais invité récemment dans une UFR STAPS (sciences et techniques des activités physiques et sportives) où la directrice, que je connaissais pour avoir été dans son jury de thèse, n’était pas professeure d’EPS mais psychologue. J’ai dit publiquement que ce n’était pas normal : est-ce que des mathématiciens accepteraient que leur unité de formation et de recherche (UFR) soit dirigée par un ou une psychologue ? C’est insensé. Les professeurs d’éducation physique sont dans une attitude servile, ils se mettent au service des autres disciplines. Or, ils peuvent avoir leurs faiblesses et leurs points forts ; ils ont surtout un objet spécifique qu’ils doivent travailler. Nous aurons besoin des autres disciplines, c’est certain. Je suis aussi psychologue, sociologue et cela m’a beaucoup aidé. Mais mon travail ne se réduit pas à faire de la psychologie ou de la sociologie, même quand j’ai recours à ces sciences. Il s’agit d’avoir le point de vue du praxéologue, c’est à dire du spécialiste de l’action motrice, sur l’activité.
Supposons que nous fassions venir un cheval devant nous. Faisons venir un écuyer : « il est racé, élancé » dira-t-il. Appelons un boucher : « il y a de belles escalopes à faire. » Un poète : « mais c’est Pégase… » : chaque profession aura, de manière légitime, un point de vue différent. Il en est de même pour l’activité physique. Notre travail est de prendre le point de vue spécifique, propre, à notre discipline.
[LB] Tu as contribué à accompagner les enseignants dans ce cheminement, notamment en leur proposant des termes spécifiques6 mais qu’ils ne semblent pas s’être appropriés…
[PP] Cela dépend. Il y a surtout des problèmes idéologiques. Je fais partie des personnes qui refusent les idéologies et les diktats extérieurs et cette recherche d’indépendance déplaît beaucoup. Je ne suis pas soutenu à priori par un syndicat ou un parti politique et c’est un handicap pour qui propose des idées nouvelles. J’aurais pu faciliter les choses en me mettant dans un de ces partis, mais cela ne m’intéressait pas. Je suis intéressé par le fait de comprendre mon métier, d’intervenir sur le terrain en m’efforçant de le faire en toute connaissance de causes, en menant des recherches les plus objectives possibles, sans être l’objet d’une influence extérieure, politique, syndicale ou autre. (...)
[LB] Tu as écrit nombre d’ouvrages et d’articles à propos de la prise en compte de toute la personnalité de l’enfant et pas seulement la technique d’exécution ; la revue EPS en a d’ailleurs fait des numéros spéciaux7, alors comment expliquer la méconnaissance actuelle de tes travaux et le fait qu’on en soit encore, en 2021, à ce point de confusions et à une certaine pauvreté intellectuelle dans les débats, quant à la définition même de l’objet propre et spécifique de l’EPS ?
[PP] C’est une longue histoire, une tradition même : depuis le Moyen-Âge, le jeu est mis sous le boisseau, condamné sans discussions, par l’église notamment. En France, nous avons vécu sous les diktats de l’église, qui étaient « à bas le corps, à bas l’amour, à bas la sexualité, etc.» L’éducation physique, c’est une mise en jeu du corps. On aurait pu penser qu’au vingt et unième siècle cette conception soit mise à bas. Ce n’est pas le cas.
[LB] Pourquoi ?
[PP] Parce que c’est relayé par le prestige de la compétition et de la domination d’une élite : les Jeux olympiques reposent sur la technique, la compétition, l’excellence de la performance. Le professeur d’éducation physique qui va s’occuper du plus faible, de quoi a-t-il l’air ? Ce n’est pas sérieux ce qu’il fait. On est un peu là-dedans. En tant que professeurs d’éducation physique, nous aimons bien participer à l’éclosion de champions parmi les cohortes d’élèves que nous avons eues. J’ai participé à la formation d’athlètes qui ont été champions, médaillés olympiques, etc. On a besoin de cela, cette recherche de la réussite et de l’excellence est l’une des perspectives. Mais ça ne me suffit pas, mais alors pas du tout. J’ai aussi besoin d’être avec des enfants, des filles, des garçons dits « normaux » ou en situation de handicap car on se rend compte que nous avons un pouvoir important dans l’acquisition de la joie de l’action, sur la prise de confiance des enfants et des adolescents, sur la maîtrise de leurs corps, de leurs émotions, de leurs relations et de leurs décisions. (...)
[LB] Faudrait-il que les CEMÉA puissent faire aussi en sorte de se réapproprier l’histoire, ce qui a été fait avant et ce qui continue à se faire ?
[PP] Bien sûr, mais en même temps travailler sur du neuf. Les CEMÉA ont une expérience pédagogique extraordinaire et étonnante, non seulement en France mais aussi dans d’autres pays. Cela reste à l’état de passé non exploité. On ne peut certes pas tout entreprendre mais il serait dommage que toutes ces expériences restent confinées. Il faut les faire circuler, permettre leur développement, leur accélération, leur enrichissement. (...)
[LB] Pour reprendre les mots de l’atelier « démocratie » du congrès, Il ne faudrait pas avoir peur des oppositions et des « contre-pouvoirs » ?
[PP] Je dirai des « divergences ». Je ne parle pas tellement en terme de contre-pouvoirs parce que le risque est de revenir à des conflits politiques dont on est déjà abreuvé par la télévision, les journaux ; ce n’est pas la peine de reconduire cela aux CEMÉA, ce serait grotesque. En revanche, que l’on prenne les problèmes qui se posent, qu’on les traite avec des opinions différentes et qu’on puisse trancher si c’est possible. Je considère que les CEMÉA sont un excellent terrain de réflexions et de travail pédagogique. Ils ont un rôle éducatif dans le cadre de l’éducation nouvelle qui est très important.
La « révolution copernicienne » n’est pas qu’une innovation astronomique : c’est aussi une révolution pédagogique que nous devons mettre en œuvre dans les activités physiques et sportives.
[LB] Merci Monsieur Pierre.
GLOSSAIRE
Action motrice
Processus d’accomplissement des conduites motrices d’un ou de plusieurs sujets agissant dans une situation motrice déterminée, mettant le corps en jeu, intégrant les comportements moteurs observables (y compris au niveau d’un groupe ou de plusieurs) et les données de la personnalité du sujet en action (subjectivité, affectivité, émotionnel…).
Conduite motrice
Organisation signifiante du comportement moteur. La conduite motrice est le comportement moteur en tant qu’il est porteur de signification, associé au vécu de la personne agissante.
Coopération
Action combinée, intentionnelle avec un bénéfice mutuel de la rencontre. Elle met en jeu la générosité réciproque, l’interdépendance, le partage de la situation et des actions combinées. Dans une école, c’est l’ensemble des situations où des élèves produisent ou apprennent à plusieurs, impliquant du partage de désirs et de la générosité réciproque. Ils œuvrent et agissent ensemble pour un bénéfice mutuel.
Praxéologie
(de praxis) est une discipline qui se donne pour objet l'analyse de l'action humaine : juste les faits et rien que les faits, sans jugement de valeur. Dans l'éducation populaire, la praxis éducative peut être comprise comme « le travail de la culture dans la transformation sociale et politique » (voir l’hypothèse de l'Offre Publique de Réflexion sur l’Éducation Populaire, 1999-2000) ou, encore comme « l'ensemble des pratiques éducatives et culturelles qui œuvrent à la transformation sociale et politique, travaillent à l'émancipation des individus et du peuple, et augmentent leur puissance démocratique d'agir » (Christian Maurel, Éducation populaire et puissance d'agir. Les processus culturels de l'émancipation, L'Harmattan, 2010). Dans ce cas, l'analyse des modes opératoires constitutifs de cette praxis est la praxéologie.
Praxéologie motrice
« la révolution copernicienne » accomplie par une discipline jusqu’alors centrée sur la technique et le geste à reproduire.
NOTES
- Président d’honneur des CEMÉA, responsable du groupe national de recherche « Jeux et Pratiques Ludiques » sociologue, psychologue, Docteur d’État ès lettres et sciences humaines. Professeur émérite, Doyen honoraire de la Faculté des sciences sociales – Sorbonne
- Jeu inventé et proposé au groupe JPL par Fabien Gracia, publié dans le fichier d’activité « Jeux d’autrefois, jeux d’avenir » et analysé par ses soins dans la revue « Vers l’Éducation Nouvelle » (VEN) n°579
- Science de l’action motrice* dont il a posé les bases. Pour Pierre Parlebas, « l’Éducation Physique est une pédagogie des conduites motrices* », dépassant et engobant ainsi les seules considérations techniques et didactiques des activités pour insister sur le fait que c’est toute personnalité du pratiquant qui s’exprime lorsque celui-ci agit et mobilise son corps ; c’est son être entier qui est engagé sous l’aspect de la réflexion, de l’émotion, de l’expression, de la décision ou de la relation.
- Centres Régionaux d’Éducation Physique et Sportive (1945) puis Centres de Ressources, d’Expertise et de Performance Sportives (2011)
- Institut National du Sport et de l’Éducation Physique (1975) devenu Institut National du Sport, de l'Expertise et de la Performance (2009)
- Parlebas, P. (1999). Jeux, sports et sociétés. Lexique de Praxéologie motrice. Paris : INSEP
- Notamment "Activité physique et éducation motrice"