Le livre devrait être un objet courant, quotidien, rassurant dans les différents temps de l’enfant et non pas un objet méconnu qui fait peur.
S'attaquer aux stéréotypes, une maison d'édition engagée
Peut-on dire que votre maison d’édition est féministe ?
Laurence Faron : Oui, même si, quand nous avons créé Talents Hauts, en 2005, il aurait été impensable de l’énoncer comme tel. Le mot « stéréotype » était inconnu du grand public, « déconstruire » relevait du jargon de sociologue et seules les militantes osaient se revendiquer féministes. À l’époque, si nous nous étions qualifiées de maison d’édition féministe pour les enfants, nous aurions fait fuir les trois quarts des libraires, la moitié des bibliothécaires et sûrement la totalité du public ! Je souhaitais surtout construire une maison d’édition comme les autres qui publie de beaux livres avec de belles histoires qui font rêver ou penser, de belles illustrations et de bons auteurs et autrices. Mais l’idée était bien là depuis le départ : éditer des livres qui bousculent les idées reçues en étant attentives aux stéréotypes qui se glissent partout, dans les manuscrits comme dans les images.
Pourquoi choisir de déconstruire les représentations genrées ?
L. F. : Notre projet éditorial est l’héritier de la réflexion d’Elena Gianini Belotti – Du côté des petites filles, 1973. Cette sociologue italienne a démontré que la socialisation culturelle des enfants est genrée, qu’on ne propose pas aux filles les mêmes jouets, livres, ni ne les éduque de la même façon que les garçons. Après elle, d’autres études montrent que le contenu des albums – Sylvie Cromer – , des documentaires – Christine Détrez – , des livres scolaires – Centre Hubertine Auclert – véhiculent des stéréotypes sexistes. En 2004, les livres pour enfants étaient déjà magnifiques, les histoires fabuleuses, œuvres de grands auteurs et autrices que le monde entier nous envie, illustrées par des artistes. Mais, malgré ce grand professionnalisme, les livres étaient encore souvent pleins de stéréotypes et parfois carrément sexistes. Personne ne se posait cette question à l’époque, et c’est bien le propre du stéréotype que de ne pas être pensé, de dicter notre comportement et d’assigner des personnes à leur identité supposée. C’est tellement inconscient que ce n’est pas questionné. Je souhaitais développer une ligne éditoriale qui ne reproduirait pas ces fausses évidences et saurait fédérer des auteurs et des autrices attentives à déconstruire ces regards sur soi et sur le monde qui limitent nos capacités d’agir dans la société et nous enferment. En tant qu’éditrices engagées, nous évoluons pour toujours être à l’avant-garde des débats, prendre en compte les nouveaux enjeux du féminisme, les nouveaux concepts – expression et identité de genre, écriture, intersectionnalité – pour contribuer à la prise de conscience et aussi essayer de donner le tempo à la profession.
En quoi la littérature jeunesse joue-t- elle un rôle dans la déconstruction des représentations ?
L. F. : En France, la littérature jeunesse joue encore un grand rôle dans la culture et l’éducation des enfants comme d’autres vecteurs que sont l’école, l’accompagnement périscolaire, les familles, la bibliothèque. Les livres pour enfants ont un rôle particulier à la fois parce qu’ils sont prescrits par l’école mais aussi parce qu’il y a une tradition de lecture du soir en famille. Dans l’esprit des parents et des enfants, tout ce qui est dans le livre a une autorité très forte. Le livre conserve encore une place relativement privilégiée au moins jusqu’au collège. C’est aussi un moyen d’apprentissage et de développement de sa conscience de futur citoyen ou citoyenne. Cela passe par divers mécanismes bien connus, notamment par l’identification des enfants au héros ou à l’héroïne, d’où l’importance des représentations qu’il véhicule. Le livre a bien d’autres fonctions : la sensibilisation à l’art, à la réflexion, l’expression des émotions. Le livre est aussi un support de la parole pour l’enfant. C’est pourquoi la formation des personnels de l’animation, de l’éducation et de médiation est cruciale et doit être organisée d’urgence.
Vous donnez la place aux autrices oubliées, pourquoi cette démarche ?
L. F. : Nous avons dans l’idée que, avant la deuxième moitié du XXe siècle, les femmes n’écrivaient pas ou peu ou « moins bien que les hommes ». Or, beaucoup écrivaient bien, et ont souvent eu du succès en leur temps mais elles ont été effacées de l’histoire, rarement rééditées, jamais inscrites dans les programmes scolaires, ni critiquées dans la presse littéraire. C’est ainsi qu’a été oubliée, Marie de France qui a réécrit au XIIe siècle des fables venues de l’Antiquité. Fables reprises par Jean de La Fontaine que tout le monde connaît, en revanche. Talents Hauts rend hommage à ces femmes, rend leurs œuvres accessibles au grand public et ce faisant interroge les enfants, et les adultes, sur le mécanisme de leur invisibilisation.
Quels sujets aborder avec les enfants ?
L. F. : Il faudrait plutôt se demander ce qu’on ne peut pas aborder et je pense que quasiment tous les sujets peuvent l’être. Les enfants comme les adultes, lorsqu’ils trouvent dans un livre un sujet qui leur fait peur, qu’ils ne comprennent pas ou qui ne les intéresse pas, le reposent. La façon d’aborder un sujet sera différente selon l’âge et la maturité des enfants, c’est la responsabilité des auteurs et des autrices mais aussi de la maison d’édition, l’important étant de respecter les lecteurs et les lectrices. Talents Hauts publie parfois des livres qui traitent de sujets difficiles comme l’inceste, les violences, le sexisme ordinaire, le harcèlement, l’homophobie mais aussi plus généralement des textes qui abordent les questions d’orientation sexuelle, le handicap, la différence ethnique, la différence sociale. Tous ces sujets sont souvent escamotés dans les livres pour la jeunesse.
Comment vous y prenez-vous ? Y-a-t-il une façon particulière de raconter une histoire aux enfants ?
L. F. : Connaître, comprendre et respecter son lectorat, c’est le métier de l’auteur ou de l’autrice. Beaucoup sont en contact avec des enfants parce qu’ils sont soit enseignants ou enseignantes, soit parents ou l’ont été. La plupart des auteurs et autrices sont en prise directe avec leur public lors de salons du livre, d’interventions dans les classes ou autres rencontres. On ne s’adresse pas de la même manière à un enfant de 3, 7 ou 13 ans. Jusqu’à sept ans, l’image est primordiale. Dans les albums, elle éclaire le texte, le complète ou le magnifie, on découvre dans l’image des choses qui ne sont pas dans le texte et inversement. À partir de 6-7 ans, les enfants commencent à lire, en autonomie ou accompagnés, de petits romans illustrés avec des chapitres, les premières BD puis, à partir de 10-11 ans, des romans qui pour la plupart ne sont pas illustrés mais où la couverture joue un rôle important pour faciliter le contact avec le livre.
Et avec un public adolescent ?
L. F. : C’est souvent un public un peu tribal, qui fonctionne par modes, et on cherche à être le plus possible à l’écoute. Dans la collection « Ego », nous publions des romans en prise avec la vie des ados, qui abordent les questions liées à l’identité adolescente, d’où le « slogan » de la collection : « Des mots qui me parlent ». L’évolution de la collection dit des choses de l’évolution de la société et du besoin de traiter de l’engagement collectif comme des questions d’identité.
Comment faire lire les enfants, les jeunes éloignés des livres ?
L. F. : Il n’y a pas de recette magique malheureusement. Le problème est la concurrence avec d’autres modes culturels que sont les réseaux sociaux qui sont un « bouffe temps » pour cet âge vulnérable qu’est l’adolescence. On essaie de proposer des livres qui leur parlent et nous nous appuyons sur les prof-doc, les bibliothécaires, les libraires, qui sont souvent force de proposition, font preuve d’imagination et de volontarisme. Nous avons la chance en France d’avoir le soutien des pouvoirs publics. Le Pass culture permet d’accompagner et de pousser les jeunes vers la lecture. Toutes les lectures devraient être plaisir, y compris les lectures proposées par l’école. Le plaisir fait partie intégrante de l’entrée dans le livre. Nous ménageons plusieurs niveaux de lecture. La collection Zazou qui vise l’enfant directement, tente de le fait rire, l’emmène vers des aventures dans lesquelles le plaisir de la lecture permet d’y prendre goût. Ce sont des textes faciles à lire sur le plan technique, pas trop longs, pas trop complexes.
Quel est le rôle des parents, des enseignants, des autres éducateurs ?
L. F. : Le rôle des parents est essentiel dans la mesure où c’est souvent le premier lecteur ou la première lectrice avant l’âge de l’école. Malheureusement, il n’y a pas de livres dans toutes les familles et elles ne sont pas toutes en mesure de lire des livres à leurs enfants. Comment faire parvenir des livres dans les familles où les parents eux-mêmes ne lisent pas ou ne se sentent pas autorisés à le faire ou ne sont pas suffisamment à l’aise avec l’écrit, la lecture ou encore ne parlent ou ne lisent pas bien le français ? Et si on a la chance d’avoir un réseau de bibliothèques dense et performant, tout le monde ne s’autorise pas non plus à franchir leurs portes. Il est regrettable que la formation aux livres pour enfants ne soit ni dans le cursus des éducateurs et éducatrices des centres de loisirs, des colonies, ni dans la formation des enseignantes et enseignants. Or lire un livre pour enfant s’apprend. Partager un moment de lecture avec des adultes, qu’ils soient des adultes dans le cadre familial ou dans le cadre de l’école donne une force encore plus grande au livre. L’accompagnement de l’adulte est une médiation incontournable. Sans accompagnement, il risque fort d’être un objet mort. Le livre devrait être un objet courant, quotidien, rassurant dans les différents temps de l’enfant et non pas un objet méconnu qui fait peur. L’école joue un rôle important dans la découverte du livre mais là encore les personnels sont aussi démunis car ils ne sont plus formés à la lecture de livres pour la jeunesse. Pourtant le livre est l’un des rares outils que nous ayons à notre disposition pour renforcer la cohésion sociale. Encore faut-il l’amener vers les publics, tous les publics, et accompagner la lecture pour ceux et celles qui en ont besoin par de la médiation et de la formation.