Les Grand·es Pédagogues >>> Roger Cousinet
Roger Cousinet (1881 - 1973) est un pédagogue français, pionnier de l’éducation nouvelle en France.Membre fondateur de plusieurs associations pédagogiques telles que La Nouvelle Éducation (avec Madeleine Guéritte), l’école nouvelle française (avec François Chatelain) et Éducation et Développement (avec Louis Raillon),
Roger Cousinet fut le promoteur d’une méthode de travail libre par groupes. Élève d’Alfred Binet et d’Émile Durkheim avant la première guerre mondiale, son approche est profondément ancrée dans cette double culture scientifique de la psychologie et de la sociologie de l’enfant.
À lire sur Internet :
→ L’école la Source, fondée en 1946 par Cousinet à Meudon, toujours en activité aujourd’hui.
Bibliographie :
- Une pédagogie de la liberté. Paris, Armand Colin, 1991.
- Une méthode de travail libre par groupes, Paris, Éditions du Cerf, 1945, 3e éd., 1967.
- La vie sociale des enfants, essai de sociologie enfantine, Paris, Éditions du Scarabée, 1950.
- L’Éducation nouvelle, Neuchâtel et Paris, Delachaux & Niestlé, 1950.
- L’enseignement de la grammaire, Neuchâtel et Paris, Delachaux & Niestlé, 1952.
- La formation de l’éducateur, Paris, Presses Universitaires de France, 1952.
- La culture intellectuelle, Paris, Presses de l’Ile-de-France, 1954.
- Pédagogie de l’apprentissage, Paris, Presses Universitaires de France, 1959.
- Fais ce que je te dis, Conseils aux mères de famille, 2e édition, Paris, Scarabée, 1961.
Par Louis Raillon
Le texte suivant est tiré de Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée (Paris, UNESCO : Bureau international d’éducation), vol. XXIII, n° 1-2, 1993, p. 225-236.
Extraits de "L’éducation nouvelle". Delachaux & Niestlé - 1968
(...) Je crois le moment venu d’exposer ce système qu’est l’éducation nouvelle, de manière que ceux qui l’attaquent sachent ce qu’ils attaquent, que ceux qui la défendent sachent ce qu’ils défendent. Je souhaite qu’on ne l’accuse plus de crimes ou d’erreurs qu’elle n’a jamais commis, mais qu’on ne la fasse pas non plus bénéficier d’une indulgence dont elle n’a pas besoin. Elle est un système qui se tient, et qu’il faut accepter ou rejeter. Encore une fois le principe admis, tout le reste en découle par nécessité.
Mais il en est exactement ainsi de la pédagogie traditionaliste. Partant du principe que l’enfance ne sert qu’à préparer l’âge adulte et que l’éducateur a tout pouvoir pour effectuer, assurer, hâter cette préparation, en dépit même de la résistance de l’enfant sur qui il exerce une action légitime, elle tire de ce principe toutes les conséquences qui y sont incluses. Elle veut être, elle a toujours voulu être un système cohérent. Elle se veut entièrement acceptée ou entièrement rejetée. Elle s’est modifiée sans doute dans la pratique au cours des temps (comme la pédagogie nouvelle se modifiera), elle a cherché à perfectionner l’action de l’éducateur pour lui donner plus d’efficacité, mais elle n’a jamais ébranlé même le principe de la légitimité de cette action. Même, ainsi que je viens de le dire, quand elle s’annexe aujourd’hui une “ méthode active ”, c’est à l’éducateur qu’elle en fait présent, c’est à l’aider dans la tâche qu’elle continue de lui prescrire qu’elle lui permet de l’utiliser.
L’éducation nouvelle part d’un principe exactement opposé. Elle nie tout ce qu’affirment les traditionalistes ; ce qu’elle affirme le plus énergiquement, les traditionalistes le déclarent irrecevable. Nous nous trouvons en présence de deux systèmes irréductiblement opposés l’un à l’autre. A l’éducateur de choisir.
Chez tous ceux qui ne sont ni psychologues, ni pédagogues, c’est-à-dire pour le grand public, et même pour beaucoup de maîtres, l’éducation nouvelle n’est pas conditionnée par une plus juste connaissance de la psychologie de l’enfant et des travaux des psychologues, ni par le compte que la pédagogie doit tenir de ces travaux. Elle consiste vraiment en une attitude nouvelle vis-à-vis de l’enfant. Attitude faite de compréhension, d’amour (comme aussi bien fut celle d’un Pestalozzi), mais surtout attitude de respect. Attitude d’attente, de patience, attitude de la main délicate qui n’ose ni ouvrir un bouton de fleur, ni déranger le bébé au cours de ses premières expériences, ni aussi bien l’écolier au cours de ses premiers travaux. Attitude d’acceptation de l’enfance en tant que telle, reconnaissance de la valeur de l’enfance comme une période nécessaire dans le développement de l’homme. Indulgence, plus qu’indulgence, admission des erreurs de l’enfant, de ses faux pas, de ses hésitations, de ses lenteurs. Désir souvent passionné de satisfaire ses besoins propres, même si la société doit attendre quelque peu pour que soient satisfaits les siens. Conviction que plus l’enfant est pleinement, longuement enfant, plus et mieux il deviendra un bon adulte. Affirmation que l’enfant vit de bonheur et dans le bonheur, qu’il doit être heureux, et que l’éducateur doit d’abord veiller à ce qu’il soit heureux, même si c’est aux dépens des fins éducatives qu’il vise ; que nous, adultes, avons tout à gagner à laisser le plus longtemps possible l’enfant dans cet âge d’innocence première, et à nous baigner nous-mêmes aux sources de cette innocence, au lieu de vouloir à tout prix le former à notre image, qui ne mérite pas de servir de modèle. Conviction que l’enfant a en soi tout ce qui permet une vraie éducation, et en particulier une activité incessante, incessamment renouvelée, dans laquelle toute sa personne est engagée, l’activité d’un être en croissance, en développement continu, auquel, précisément pour cette raison, notre aide peut être utile, mais notre direction n’est pas nécessaire.
Voilà un état d’esprit, ou plus exactement de sensibilité, qui est aujourd’hui largement répandu, et qui s’est développé bien indépendamment de la constitution et des progrès de la psychologie de l’enfant. Or, cet état d’esprit est nouveau, ce ne sont pas des travaux de savants (dont les noms même, si importants que soient ces travaux, ne sont connus pour beaucoup que des spécialistes) qui ont pu le déterminer. Il a fallu tout autre chose.
Car, voici ce qu’il y a de neuf dans cette argumentation, voilà ce qui distingue Rousseau de tous les pédagogues qui l’ont précédé, Montaigne comme Rabelais, Coménius comme Vivès. Tous ces réformateurs de l’éducation ont en commun avec ceux auxquels ils s’opposent, la même conception de l’enfance. L’enfance est un état sans valeur en soi, c’est un état transitoire, passager, qui en fait précède l’état adulte, mais n’a d’autre rôle que d’y préparer. La tâche essentielle de l’éducateur est d’effectuer le mieux, et le plus rapidement possible cette préparation, de “ travailler ” cette matière brute que lui confient les familles, et de livrer à la société de bons produits de consommation, des individus dont elle puisse se servir pour satisfaire à tous ses besoins, si nombreux et si variés soient-ils. Sans doute, il appartient à l’éducateur de chercher les meilleurs moyens d’effectuer cette préparation, d’y employer la contrainte, ou l’habilité, ou l’attrait (Fénelon), d’y apporter un art intelligent qui se renouvelle sans cesse, ou une routine tenace, une compréhension affectueuse ou une autorité rigide, mais il ne doit pas perdre de vue que l’enfance n’est qu’une voie d’accès, un chemin conduisant à un but, et que dans ce chemin, il serait dangereux de laisser l’enfant se complaire et s’attarder. Le maître doit, selon les métaphores en usage de son temps, l’entraîner, le pousser, exciter sa curiosité, retenir et diriger son attention, mais il doit sans relâche le guider vers ce but entrevu à l’extrêmité de la route. On voit aussi que de cette œuvre qu’est l’éducation d’un enfant, l’éducateur (parent ou maître, ou association parent/maître) est le rouage essentiel, l’acteur. C’est lui qui agit, fait agir aussi les enfants (on lui a assez répété de ne pas les laisser passifs), mais les fait agir, il est l’auteur et le juge, et l’arbitre de leur action, sans lesquelles la leur n’est pas possible. Il semble que ce soit un truisme que de définir l’éducation comme une activité exercée par l’éducateur sur ses disciples pour les préparer à devenir aussi rapidement qui possible semblables à lui (en tant que représentant de la société).
Contre ces convictions, ces truismes, qui sont devenus une tradition pédagogique, Rousseau s’inscrit entièrement en faux. Il affirme que l’enfance n’est pas du tout une voie d’accès, une préparation, mais qu’elle a une valeur en soi, une valeur positive, et qu’on doit non maintenir les yeux de l’enfant fixés sur l’issue de cette voie et le guider pour qu’il en sorte le plus tôt possible, mais au contraire lui permettre d’y séjourner le plus longtemps possible. Voilà la nouveauté pédagogique à laquelle Claparède a pu donner sans exagération le nom de “ révolution copernicienne ”, voilà l’idée maîtresse qui domine toute la pédagogie nouvelle, qui la distingue radicalement de toute l’ancienne. Jusqu’à Rousseau, l’éducation consiste à l’empêcher de devenir (trop tôt) un adulte. Il faut que l’enfance, du premier âge à la puberté au moins, s’accomplisse, parvienne à sa maturité, parce qu’il y a “ une maturité de l’enfance ” ; il faut que, puisque nous considérons comme l’adulte idéal l’homme fait, nous admettions que l’enfant idéal est “ l’enfant fait ”. Quand nous lui aurons permis de se faire, d’être fait en tant qu’enfant, alors, mais alors seulement, nous pourrons examiner le problème de son passage à un stade ultérieur, et de la meilleure manière dont peut s’effectuer ce passage.
Et, par conséquent, le rôle de l’éducateur est tout autre. Il n’a plus du tout à guider, à pousser l’enfant vers la sortie de son enfance, il n’a au contraire d’abord et avant tout que le rôle négatif de barrer le passage à tout ce qui pourrait risquer de s’introduire dans son domaine pour lui en troubler la jouissance, lui en disputer la possession, l’empêcher d’être pleinement l’enfant. Il n’est plus l’auteur de l’éducation, il en est le témoin, et le protecteur.
(...) Il nous faut étudier maintenant la pédagogie de celui qui a été le disciple le plus fervent de Rousseau, le véritable continuateur de sa mystique, Tolstoï, qui a tant de points communs avec Rousseau, “ tous deux représentants d’une civilisation ultra-rafinée, tous deux apôtres intransigeants du retour à la nature ” (R. Rolland). Tolstoï qui écrivait : “ dans tous les siècles et chez tous les peuples, l’enfant est représenté comme l’emblème de l’innocence, de la pureté, du bien, de la vérité et de la beauté. L’homme naît parfait. C’est le grand mot dit par Rousseau et cette parole restera vraie et ferme comme un roc. En paraissant au monde, l’homme représente l’harmonie de la vérité, de la beauté et du bien ”. Avec Tolstoï, ce que j’appelle la mystique de l’éducation nouvelle est désormais solidement constituée. Elle a pour premier principe le respect de l’enfance considérée comme ayant une valeur en soi et ayant la possibilité de se développer jusqu’à son achèvement, après quoi l’enfant passera à une autre phase de son existence, qui aura comme la première, un commencement et une fin.
L’amour et le respect de l’enfance sont universels dans toute l’histoire de l’éducation nouvelle depuis un demi-siècle et nous les verrons reparaître à un très haut degré chez des éducateurs comme Decroly, par exemple, et Mme Montessori. De Rousseau à et Tolstoï viennent deux traits importants qui se réfèrent à l’éducation intellectuelle de l’enfant et que nous allons voir dominer toute l’éducation nouvelle, au point d’en constituer, sous sa forme scolaire, les traits essentiels, d’autant plus que, comme nous le verrons, ils ont été grossis par les courants philosophique et scientifique. Le premier est cette affirmation que l’élément primordial de l’éducation intellectuelle de l’enfant est constitué par son activité personnelle. Il ne faut pas qu’il apprenne la science, il faut qu’il l’invente. Il faut le laisser “ tout toucher, tout manier ”, user incessamment de cette expérience qui “ prévient les leçons ”, le laisser penser au lieu de penser pour lui. “ Comme il est sans cesse en mouvement, il est forcé d’observer beaucoup de choses, de connaître beaucoup d’effets, il acquiert de bonne heure une grande expérience, il prend ses leçons de la nature et non pas des hommes, s’instruit d’autant mieux qu’il ne voit nulle part l’intention de l’instruire ”. C’est déjà presque la fameuse formule de Dewey : “ learning by doing ”. L’apprentissage n’est ni une imitation plus ou moins servile, ni une répétition, ni même un exercice d’imitation (comme les thèmes du même nom), l’apprentissage est une activité qui n’a ni à être mise en branle, ni entretenue par l’éducateur, car elle s’exerce et se développe naturellement toutes les fois que l’enfant juge intéressants et utiles pour lui-même les objets sur lesquels il s’exerce. L’enfant “ juge, prévoit, raisonne en tout ce qui se rapporte immédiatement à lui ”. Il agit, il explore, il enquête, il découvre, il invente. C’est là la véritable éducation, qui n’a besoin ni de leçons magistrales, ni de livres. Il suffit de placer l’enfant dans un milieu suffisamment riche, suffisamment nourrissant au point de vue intellectuel, pour que spontanément il s’y meuve, et déploie une activité qui lui permette de le connaître sans aucune intervention de l’éducateur. Il observe, il expérimente, il acquiert ainsi à la fois des connaissances scientifiques et il forme en lui-même, ce qui est beaucoup plus précieux, un esprit scientifique. Il apprend à connaître le monde qui l’entoure immédiatement et non conformément à un programme établi par le maître qui décide que tel ou tel objet, tel ou tel phénomène, doivent être observés, mais conformément à son intérêt. Intérêt, observation scientifique, étude du milieu, tout cela se trouve dans la pédagogie de Rousseau.
L’autre trait, qui n’est qu’en germe chez Rousseau, vient particulièrement de Tolstoï et a pris une importance sans cesse grandissante, surtout grâce à Cizek (dessin), à Mme S. Coleman et à Melle M. James (musique) et à d’autres encore. Il s’agit de la liberté à octroyer à l’activité de l’enfant, comme dans le domaine moral et dans le domaine intellectuel, dans le domaine artistique. Nous avons dit la valeur que Tolstoï attachait aux compositions littéraires libres de ses petits élèves, dont on sait qu’il avait publié celles qu’il jugeait les meilleures. Il fallut attendre les premières années du présent siècle pour que son exemple fût suivi.