Pour les CEMÉA, s'il avait été difficile de naître, il serait plus difficile encore de grandir
Parviendrai-je à donner une image de ce combat permanent ? Quelle image le miroir, toujours déformant, renverra-t-il aux autres ?
Si notre naissance n’est pas mieux connue, ce n’est sans doute pas un hasard. C’est qu’elle n’est pas simple et que nos racines présentent de nombreuses ramifications. Pour pouvoir prendre vie d’emblée par une action directe dans le milieu social, il a fallu faire collaborer des associations qui s’ignoraient, dont les fondements et les objectifs étaient différents, et qui toutes cependant eurent leur rôle à jouer dans le succès de l’entreprise. Il a fallu mettre en relation des courants d’idées souvent divergents, parfois contradictoires. Il a fallu être conscient de ces divergences, nous affirmer dans notre spécificité, faire nos choix propres, créer dans l’action cette synthèse qu’on appelle une œuvre originale, superposable à nulle autre, qui répond, dans une époque donnée, à une demande particulière, exprimée ou non. Il a fallu aussi prendre les risques de l’échec.
L’histoire de la naissance des C.E.M.E.A. est aussi l’histoire d’une époque, celle de 1936, époque de création et de renouvellement : des problèmes sociaux latents venaient au jour et se posaient avec acuité, les institutions étaient mises en question, la jeunesse prenait une place nouvelle, imaginer et inventer devenait possible.
Le sous-secrétariat d’Etat aux Loisirs venait d’être créé. C’était une extraordinaire innovation. Le loisir, privilège d’une minorité, prenait soudain une dimension sociale, le repos et le plaisir du loisir devenaient le droit de tous. Le nom même du sous-secrétariat soulevait l’ironie, le mot organisation excluant, pour certains, la fantaisie et l’imprévu propres au loisir. Mais nous n’en étions ni à l’imprévu ni à la fantaisie. Nous en étions à la possibilité donnée aux travailleurs de recevoir quinze jours de salaire pour faire une coupure dans une vie très dure. Ce droit aux vacances était un aspect des lois sociales : conventions collectives, semaine de quarante heures, et il était aussi ressenti comme une conquête. La loi des congés payés donnait également droit à un billet populaire à prix réduit, condition nécessaire pour que les salariés puissent profiter de leurs vacances.
Ceux qui, trop jeunes, n’ont pas vécu cette période, ont pu voir par les retransmissions données à la télévision l’étonnant spectacle de ces quais de gare bondés et joyeux où, avec femmes et enfants, parmi les bagages et les paquets les plus hétéroclites, se bousculaient pour partir vers le plus beau des voyages « ceux qui n’avaient jamais vu la mer ». Sur les routes, c’était l’exode des cyclistes, des tandems, des groupes de marcheurs, sac au dos, s’engageant dans les grandes randonnées, faisant étape à l’auberge de jeunesse ou sous la tente toute neuve. Les chansons de William Lemit [1] expriment cette libération. Nous vivions dans une atmosphère de fête jamais vue, car nul n’en était exclu.
Les groupes culturels ou sportifs se multipliaient et se développaient. La jeunesse s’y rencontrait, prenait conscience de son existence, de sa force, de son dynamisme, en même temps que lui apparaissaient plus clairement les obstacles qui s’opposaient à son appétit de liberté et de culture.
Fédérations de scoutisme, associations touristiques, culturelles, auberges de jeunesse, associations de camping, mouvements de jeunesse des partis politiques et des syndicats ont alors à répondre à une demande pressante de la part de leurs adhérents. Ces entreprises ne sont pas équipées pour y faire face. Partout, les cadres manquent ; chaque mouvement, chaque organisme se rend compte que l’insuffisance de « responsables » est une menace pour sa vie et intensifie, pour ses propres besoins, son effort de recrutement et de formation de cadres.
Les vacances des adultes s’inscrivent alors brusquement dans notre pays en tant que phénomène social et national entièrement nouveau.
Le problème des vacances des enfants, par contre, n’est pas neuf. De nombreuses initiatives de vacances collectives se sont manifestées depuis fort longtemps : le pasteur Bion, pasteur à Zurich, créa en 1876, au prix de mille difficultés et surmontant de nombreuses critiques, le premier séjour d’enfants à la montagne, sur le plateau d’Appenzell, séjour auquel il donna le nom de colonie de vacances et qui était organisé sous forme de placement dans des familles connues. Cette première colonie fut suivie d’autres expériences [2], et l’on y retrouve bien des idées pédagogiques qui nous sont chères, notamment celle du petit nombre d’enfants par éducateur dont le pasteur Bion pensait qu’ils devaient être de huit ou dix. En 1905, 25 000 enfants étaient partis en vacances, et l’on en recensait 200 000 en 1937.
L’idée qui domine alors est d’envoyer au grand air les enfants déjà étouffés par l’urbanisation, les logements exigus, souvent insalubres. Plus grand sera le nombre d’enfants partis, plus l’action sera bénéfique. Les collectivités et œuvres diverses, toujours à court d’argent, achèteront à prix avantageux les châteaux ou maisons bourgeoises que leurs propriétaires ne peuvent plus entretenir.
Mais ces bâtiments se montreront vite inadaptés à la vie collective, de dimensions trop faibles ; on y ajoutera des baraquements annexes, chaque année permettant un effort financier limité. On tassera les lits, souvent de simples paillasses ; les installations sanitaires, quand elles existeront (parfois des feuillées et quelques robinets dans la cour en feront office), seront insuffisantes. Le grand nombre d’enfants imposera une stricte discipline. Les immenses réfectoires (certains recevaient plusieurs centaines d’enfants) seront bruyants surtout si, pour se faire entendre malgré la turbulence des jeunes convives, le responsable, comme j’ai pu le voir, donne des instructions dans un haut-parleur fait d’un grand cornet.
Les surveillants sont débordés. Dans telle colonie (cas extrême mais qui existait), un surveillant a la responsabilité de quarante enfants. Par la lucarne de son box aménagé dans le dortoir, il tente de « surveiller », tâche peu exaltante. Personne ne lui a jamais dit quoi faire, et quand même il aurait quelques idées sur l’éducation, le grand nombre et l’organisation de la collectivité rendraient impossible leur mise en pratique. La longue sieste suivie de la quotidienne promenade en rangs permet difficilement d’attendre les heures des repas. Les journées sont longues.
Le gigantisme est une tendance dangereuse que défendent les administrateurs, pour des raisons financières, mais qui, à l’usage, crée tant de difficultés qu’il ne se révèle guère économique. Il épargne, heureusement, les nombreuses colonies de vacances dont le recrutement est limité. Car, à côté de ce sombre tableau fleurissent des colonies, modestes dans leurs ressources comme dans le nombre d’enfants qu’elles reçoivent, créées et animées par des éducateurs passionnés, travaillant individuellement sans relation entre eux. Ces organisations pourraient aujourd’hui encore être proposées en exemple. Mais elles n’étaient qu’une petite minorité.
Là où les organismes construisent à neuf, c’est encore la plupart du temps sur le modèle de l’internat scolaire dans ce qu’il a de plus critiquable. Pourtant, il y a autre chose à faire, autre chose à inventer.
D’autre part, des centaines de milliers d’enfants ne partent pas en vacances. La demande est pressante. L’ampleur du problème se révèle avec force. L’urgence d’une solution s’impose. Voir clair dans cet immense problème, rechercher les conditions qui permettront aux enfants d’être heureux, libres parmi les autres, convaincre ceux qui organisent les séjours, cela représente une tâche si énorme qu’elle semble impossible.
Mes intérêts et les circonstances voulurent qu’à ce moment j’aie été, par le travail dans une municipalité de la région parisienne, particulièrement sensibilisée aux problèmes sociaux.
J’avais exercé, jusqu’en janvier 1936, la fonction de « chargée de la coordination des éléments du service social » (le mot « direction » était sans doute déjà suspect à l’époque), à la mairie de Suresnes dont le maire, Henri Sellier, devint quelques mois plus tard ministre de la Santé du Front populaire. C’est par lui, et grâce à notre travail en commun, que, l’année suivante, 10 000 francs furent accordés à l’expérience que nous allions tenter.
J’y étais entrée sur l’assurance d’un travail pédagogique important à accomplir. Une école de plein air d’une architecture nouvelle allait notamment ouvrir bientôt ses portes et offrait des possibilités intéressantes. En fait, les conditions économiques déplacèrent l’urgence sur d’autres aspects de la vie.
Je me trouvai bientôt aux prises avec les problèmes sociaux concernant une population, en partie industrielle, de 25 000 habitants (écoles, santé, chômage, cas sociaux, etc.) et cela en pleine crise économique. Ce travail, auquel je n’étais nullement préparée, me demanda un effort considérable d’information et de formation, car j’avais aussi bien à négocier avec des délégations de chômeurs qu’à examiner l’opportunité d’améliorer les adductions d’eau d’un quartier et à entreprendre des tractations à ce sujet ou à étudier un cas de déchéance paternelle.
Ces expériences m’amenèrent à élargir mon champ de vision et à passer de préoccupations psychologiques et pédagogiques plutôt axées sur la personne aux problèmes d’une ampleur sociale qui concernent toute une population.
Cependant, pour des raisons de santé, j’avais dû quitter ce travail extrêmement dur.
A la recherche d’une situation dans une période où le chômage s’étendait et atteignait tous les milieux, j’avais été mise en rapport avec Madame Mascart, secrétaire générale de « L’hygiène par l’exemple », que ma collaboration pouvait intéresser. Le but de cette association était l’installation d’équipements d’hygiène dans les écoles rurales, souvent fort défavorisées du point de vue des locaux. La généralisation de ces équipements devait se faire à partir d’exemples bien choisis. Chaque projet d’installation avait pur origine une demande des enseignants, exigeait des visites préalables, des démarches auprès des autorités locales, et l’association travaillait en étroite liaison avec le ministère de l’Education nationale et les inspecteurs d’académie.
Je ne voyais pas encore comment je pourrais, dans cette organisation, satisfaire, ne serait-ce que dans une mesure modeste, le désir sous-jacent à toutes mes activités : mettre en pratique les idées de l’éducation nouvelle qu’un voyage à l’étranger m’avait révélées, et qui s’étaient ensuite confirmées pour moi par des expériences, des échanges et des acquisitions multiples.
Transformer l’éducation, même à une échelle réduite, prouver que cette transformation était possible afin qu’elle puisse se répandre, telle était la voie dans laquelle je cherchais une issue à travers n’importe quel détour.
Une telle ambition peut sembler démesurée et mérite quelques éclaircissements. Certains camarades m’ont en effet demandé quelle était l’origine de cet intérêt pour l’éducation. Il me serait difficile de répondre réellement à une telle question : dans un sujet qui nous concerne si personnellement, nous avons tous des motivations très complexes qu’il serait fort long d’analyser. Cependant, dans la mesure où les circonstances que je connus alors ont une part dans la naissance et la vie des C.E.M.E.A., je puis donner quelques détails. Je devrai pour cela faire un saut de plusieurs années en arrière.
On sait que, entre les deux guerres, les courants de pensée de l’éducation nouvelle étaient très vivants et actifs. Après les souffrances et les deuils de la Première Guerre mondiale, les éducateurs sentaient le poids de leur responsabilité dans le rôle que devait jouer l’éducation pour l’établissement de la paix du monde. Il fallait affirmer les droits des enfants à l’existence en tant que personnes et créer les conditions de leur libération et de leur autonomie. Cette libération ne pouvait se conquérir que par la pratique de la liberté et, dès 1917, Claparède écrivait : « Nous ne pouvons accomplir ce miracle de préparer les enfants à être de libres citoyens, obéissant à des mobiles intérieurs, en leur apprenant, vingt années durant, à n’être que des sujets soumis à une autorité extérieure. »
Un 1921, Adolphe Ferrière créait la Ligue internationale pour l’éducation nouvelle, qui publiait des « principes de ralliement ». Les idées exprimées, qui sont encore actuelles, trouvaient leur application dans des tentatives nombreuses, et des écoles expérimentales s’étaient créées dans divers pays.
Au cours d’un séjour en Angleterre, j’avais ainsi pu voir des écoles d’un type nouveau où les enfants vaquaient librement à des occupations de leur choix et pour qui l’école était leur maison. Ils étaient parfois plongés dans un travail solitaire, parfois réunis autour d’une activité ou entreprise collective dans laquelle le travail de la main avait souvent sa part. Nulle cloche ne venait les interrompre, nul ne prenait ombrage du bruit, des maladresses ou du désordre. Les adultes étaient présents, mais non encombrants.
Chacun était à l’aise... Etait-ce un rêve ? Ces premières images d’une vie libérée s’étaient gravées en moi pour toujours.
J’avais visité aussi, dans la banlieue de Londres, un établissement secondaire d’avant-garde qui accueillait 2000 enfants et jeunes de onze à dix-huit ans et, en entrant dans une vaste pièce que l’on appelait « laboratoire d’histoire et de géographie », encombrée de cartes, gravures, mappemondes, instruments de mesure, objets en apparence hétéroclites, j’avais pu voir des élèves de tous âges, affairés dans les travaux que leur assignaient des « tâches » prévues pour accomplir un programme minimum qui permettait d’atteindre le niveau des examens officiels et laissait le reste du temps à l’activité libre.
Chacun à son gré faisait ses recherches, disposait ses papiers par terre ou sur un mur, relevait une information, écrivait, dessinait, peignait, allait vers une bibliothèque. Des groupes de discussion se formaient, les petits se mêlant souvent aux grands avec curiosité. Le maître, professeur d’histoire, se trouvait parmi les jeunes et venait là où on l’appelait. J’étais en admiration devant cet ordre dans le désordre, ordre de la pensée qui se cherche et se construit dans le foisonnement de la vie. Le « laboratoire de mathématiques » où je passai quelques instants était non moins animé et actif.
J’eus l’occasion de voir ailleurs d’autres essais : l’école Decroly à Bruxelles ; l’Odenwald Schule en Suisse ; des classes nouvelles en France, notamment au lycée d’Orléans, etc., mais ces premières impressions d’un monde nouveau entrevu où la sélection, la compétition n’avaient plus de sens, devaient me donner la certitude qu’une autre éducation était possible et la volonté de contribuer à la transformation des idées habituellement reçues et des préjugés sur lesquels nous vivions.
La Ligue internationale pour l’éducation nouvelle était représentée en France par le Groupe français d’éducation nouvelle (G.F.E.N.), qui publiait la revue internationale de langue française Pour l’ère nouvelle. Sur la couverture, on trouvait les noms de Ferrière, Decroly, Piaget, Piéron, Wallon.
En 1932, le G.F.E.N. fut chargé de l’organisation, à Nice, du VIe Congrès mondial de la Ligue internationale, auquel quarante nations participaient et dont le thème était : « l’éducation dans ses rapports avec l’évolution sociale ». La séance inaugurale fut présidée par Paul Langevin, qui fit également une conférence remarquable sur le problème de la culture générale. Ce congrès fut un immense succès. J’y découvris un esprit de recherche et de respect dans la confrontation qui m’intéressait profondément, ainsi que des bases scientifiques aux expériences dont j’avais vu la réalisation.
J’y avais rencontré Freinet. Pendant le congrès, nous visitâmes l’école de Saint-Paul de Vence, et nous fûmes frappés par la vétusté des classes dans lesquelles se pratiquaient les idées neuves du texte libre, de l’imprimerie, de l’échange interscolaire.
Peu après, la publication dans le journal de classe d’un rêve raconté par un enfant, dans lequel un notable du village était mis en cause fut l’origine des démêlés de Freinet avec l’administration. L ’incident, qui avait joué le rôle de détonateur, mettait en cause la liberté d’expression et d’expérimentation. Cette affaire souleva l’émotion des milieux pédagogiques. Je mesurai l’impossibilité de se lancer dans des voies nouvelles à l’intérieur du cadre institutionnel.
C’est à ce congrès que j’assistai à la démonstration d’une méthode d’éducation musicale remarquable par la fabrication et le jeu de pipeaux de bambou construits par les enfants (ou les adultes) eux-mêmes, en même temps qu’ils apprenaient à jouer de cet instrument à la sonorité attachante.
Je pourrais m’étendre sur tous ces efforts qui, avec de larges divergences dans les conceptions et dans les positions philosophiques, représentaient un « courant », dans le sens dynamique de ce terme, mais les dimensions de ce texte ne le permettent pas. Je dirai seulement quelques mots sur mon itinéraire pendant cette période.
J’étais entrée en relation avec une des écoles nouvelles de la banlieue parisienne et ma collaboration y avait été acceptée. Je me rendais compte que la pratique de l’éducation nouvelle n’était pas chose simple, demandait aux adultes une formation très sérieuse qui n’existait nulle part et serait entièrement à créer. En même temps, je travaillais à La Nouvelle Education, association dirigée par Mme Guéritte et Roger Cousinet, qui publiait une intéressante revue. Nous organisions des débats, cycles de conférences, congrès qui réunissaient nombre d’éducateurs « en recherche ».
En 1934, je suivis un cours d’été dirigé par Maria Montessori, qui m’ouvrit d’autres horizons. Afin de me préparer à mieux appréhender les problèmes de l’éducation, et tout en assurant ma subsistance, j’avais passé à l’Institut de psychologie un diplôme de psychologie appliquée qui complétait la formation scientifique que j’avais acquise auparavant. J’avais également suivi les cours d’Henri Wallon. La littérature pédagogique pouvait, à l’époque, être absorbée par un lecteur moyen, et j’en connaissais les principaux titres.
Je me trouvais donc dans cette disposition d’esprit lorsque, en 1936, une occasion se présenta de retrouver mes intérêts dominants. Je la saisis au vol, bien loin de me douter de toutes les conséquences qu’elle allait entraîner.
Un peu avant les vacances d’été, une institutrice d’école maternelle, Mme Fillon, vint proposer à l’hygiène par l’exemple de profiter des installations faites par l’association pour recevoir l’été des enfants dans des écoles aménagées et bien situées. Ce projet séduisit Mme Mascart, à qui il apparaissait comme un élargissement de son action ; il me séduisit aussi car je pensai aussitôt que de tels séjours pouvaient offrir les conditions d’expériences d’éducation nouvelle : groupes très réduits, vie quotidienne de caractère familial rapprochant les enfants et les adultes, intégration facile et très complète dans le pays du fait de l’utilisation des locaux scolaires, etc.
Poussant plus loin nos intentions, nous pensions qu’il serait possible de multiplier ces séjours et, dans la suite, d’associer des écoles rurales à des écoles urbaines et de donner ainsi aux enfants une « maison de campagne » où ils pourraient également passer les petites vacances. D’où le nom de « Maison de campagne des écoliers » donné à l’expérience, qui, en même temps, nous démarquait des colonies de vacances existantes.
Après quelques recherches, nous choisîmes une école à quatre classes, située à Saint-Maurice-sur-Moselle, dans les Vosges, pays de petite montagne, ce qui, pour nous, avait son importance. L’école possédait lavabos, douches, cantine.
Son directeur était ouvert à notre projet et favorable au bouleversement qu’il allait apporter dans sa vie paisible. Il apporta son aide dans l’organisation des deux séjours de vingt-sept enfants chacun. Je m’engageai à fond dans la création de cette Maison de campagne des écoliers et me trouvai tout à coup au cœur des problèmes du recrutement des enfants, des « surveillants », des directrices (nous devions réaliser deux séjours), des points de vue et exigences des organisateurs et des nombreux problèmes matériels (visite médicale, rapports avec les parents, trousseau), bien connus aujourd’hui, que pose l’organisation d’un séjour, c’est-à-dire d’une réalité nouvelle pour moi. Malheureusement, et à notre regret, des solutions avaient été trouvées pour le départ des garçons, nous ne pûmes trouver « que » des filles.
Les directrices, comme moi-même, étions très attachées à nos conceptions pédagogiques - celles de l’éducation nouvelle - qui. dans notre esprit, devaient profondément différencier les Maisons de campagne des écoliers des colonies de vacances, et particulièrement de la colonie-caserne, qui se répandait, avec sa hiérarchie, ses règlements, sa discipline. Dès ce moment, ces séjours m’apparurent comme des lieux d’expérience privilégiés si l’on savait profiter des conditions exceptionnelles d’action qu’ils offraient.
J’avais été très frappée par l’ignorance des jeunes filles que j’avais recrutées comme surveillantes au hasard de mes connaissances et dont il fallait s’occuper autant que des enfants : elles découvraient la montagne en même temps qu’eux et n’avaient pas la moindre idée de ce que pouvait être leur rôle. L’une d’elles avait fait du scoutisme : elle nous fut d’un grand secours par les jeux, les chants qu’elle nous apportait et l’expérience acquise dans les camps scouts.
Au retour, en parlant avec la directrice de l’avenir des Maisons de campagne, nous évoquâmes les difficultés dues au manque de formation de nos « aides ».
Nous fûmes vite d’accord pour penser que la valeur du séjour dépendait de celle du personnel, ce qui, jusqu’alors, n’était pas allé au-delà d’une constatation. Je me dis qu’il serait passionnant d’entreprendre sa formation, que c’était là la clé de voûte du succès de notre entreprise. Je reliai aussitôt cette idée à celle qui habitait mon esprit : transformer l’éducation.
Dans un compte rendu qui parut en septembre-octobre 1936, dans le bulletin de L’Hygiène par l’exemple, je consacrai une page et demie à ce projet de formation. Il semblait encore si peu avancé que, détestant les velléités, j’avais hésité à le mentionner. Mme Mascart m’avait vivement encouragée à le faire, ajoutant une phrase qui lui était familière : « Pourquoi pas, on ne sait jamais... »
Je proposai que cette formation soit faite sur place, dans une Maison de campagne dont le ou la responsable serait capable de mener une expérience. Les futurs surveillants - tel était le nom en usage à cette époque - vivraient avec les enfants. On discuterait des événements de la vie. Des exposés seraient faits chaque jour. Je soumis les grandes lignes d’un programme dans lequel la psychologie de l’enfant tenait une grande place.
Le projet était vague, cependant il fut l’anneau qui allait nous faire rejoindre le scoutisme et, de là, l’enseignement et le point de départ de tout ce qui allait suivre.
Mme Trenel, devenue depuis inspectrice de la Jeunesse et des Sports, lisant ce projet, saisit tout de suite l’intérêt qu’il y aurait à ménager une rencontre entre moi et André Lefèvre, commissaire national des Eclaireurs de France, qui, de son côté, avait depuis longtemps un projet de formation des surveillants. Il avait même - naturellement, je l’ignorais - entrepris en 1911 de former avant la colonie les jeunes qui devaient l’accompagner.
Mme Trenel dut insister et presque forcer sa porte. André lefèvre, très occupé, ne voyait pas l’intérêt de cette rencontre.
Enfin, elle eut lieu au début de décembre 1936. Mme Trenel m’introduisit auprès de « Vieux Castor ». J’ignorais la dimension du personnage. Il m’apparut quelconque derrière son bureau. Je l’importunais plutôt.
J’eus à répondre à beaucoup de questions. Elles ne m’embarrassaient pas, mais, tout au long de notre entretien, j’eus l’impression qu’une collaboration serait difficile. Je ne connaissais le scoutisme que de loin.
J’avais toujours résisté aux appels de camarades de faculté. J’avais, je dois l’avouer, quelques réticences à son égard et je cultivais plutôt l’individualisme.
« Combien, à votre avis, me disait André Lefèvre, peut-on recevoir d’enfants dans une colonie ? » Il me regardait dans les yeux. Son regard était doux, mais son visage ne laissait rien paraître. Je ressentis la question comme un premier obstacle. Certaine qu’il voulait réunir un grand nombre d’enfants (le scoutisme n’était-il pas « militaire » ?), je forçai un peu ma conviction en disant : « Une cinquantaine. » Il laissa tomber dans un murmure : « C’est un maximum. » Je soupirai.
Vint ensuite une question sur la mixité. « Les scouts vivent en fédérations séparées, pensai-je, et ce sera la pierre d’achoppement. » Mais je ne pouvais me renier. Je répondis bravement, comme une déclaration de foi : « Je pense que les colonies de vacances devraient être mixtes. » « Je le pense aussi, dit André Lefèvre, la colonie de Montmartin dont je m’occupe depuis de nombreuses années est mixte. »
Nous nous scrutions mutuellement. Malgré l’extrême précaution de mon interlocuteur, je me sentais en examen de passage.
André Lefèvre m’avait expliqué son expérience de formation des chefs éclaireurs. Elle consistait à faire vivre aux futurs responsables une expérience de vie collective proche de celle que vivraient les enfants dont ils auraient la charge, à les placer dans des conditions qui leur fassent ressentir ce que sentiraient et vivraient les enfants, seul moyen de les comprendre vraiment. La responsabilité de ces périodes de travail était prise par une équipe. De nombreuses activités étaient proposées. On y vivait une vie simple, très près de la nature, où les rapports humains étaient plus dépouillés, plus vrais que dans la vie habituelle.
Cela rejoignait beaucoup de points qui m’étaient chers. On retrouvait, dans cette formule exposée à grands traits, le rôle de l’expérience personnelle, base, pour l’éducation nouvelle, de toute acquisition et de tout développement de la personnalité.
J’étais aussi particulièrement intéressée par l’aspect pratique de cette formation qui contrecarrait et combattait l’enseignement verbal de l’éducation classique. Nous allions non parler des choses sans les faire, mais les agir et les vivre d’abord.
C’était à mon tour de poser des questions : « Oui, mais... je ne vois pas très bien... », disais-je. « Il faut vivre une telle expérience pour être convaincu de sa valeur. Elle est difficilement explicable en quelques minutes », répliquait André Lefèvre. Naturellement, une transposition était à faire pour le public que nous voulions toucher.
L’étau s’était peu à peu desserré. Nous parvînmes à un accord, de part et d’autre incertain. Notre entretien avait duré deux heures. Les premiers jalons n’étaient pas encore posés.
Le projet était audacieux : faire vivre ensemble dans une complète quotidienneté, et dans des conditions rustiques, des inconnus de tous âges, de toutes professions ou n’en ayant aucune, était aux antipodes de nos habitudes, en rupture avec toutes les formations connues. Cela impliquait de plus des complications matérielles considérables.
Si l’on invitait à venir des personnes de toute la France, sur la foi d’un prospectus alléchant qui ne ferait aucune mention du mode de vie proposé, des gens qui allaient sacrifier leurs vacances de Pâques, payer un voyage parfois onéreux, payer 110 francs, prix de revient strictement calculé, si on parvenait à obtenir de l’administration qu’elle cautionne le projet et informe les écoles normales, les instituteurs, on ne pouvait se permettre d’échouer.
Vieux Castor (on appelait ainsi André Lefèvre, ce que d’ailleurs je trouvais ridicule - jusqu’au jour où ce nom devint le symbole d’une grande amitié) était parfaitement sûr de lui, et je savais qu’il avait une longue expérience, toujours réussie. D’entretien en entretien, notre accord pédagogique se confirmait.
Mais je ne le connaissais que par quelques conversations. Sa sécurité reposait-elle sur une véritable force, sur une réelle valeur ? Sa réussite dans le milieu particulier du scoutisme était-elle une garantie suffisante pour une adaptation à d’autres milieux, notamment celui des enseignants ? Je restais perplexe.
Cependant, la nouveauté et l’étrangeté même de l’expérience, son risque, sa difficulté m’attiraient. L’espoir d’atteindre les éducateurs, de remonter le fleuve était enthousiasmant. Je décidai de faire le pari, de me lancer dans l’aventure. Nous allions, suivant les cas, je le savais, rencontrer la sympathie, les objections, l’ironie ou l’indifférence des gens en place dont nous avions pourtant besoin. Il faudrait souvent les convaincre avec des arguments de circonstance. Nous allions habiller notre projet avec les vêtements de tout le monde, entreprendre, si l’expérience avait des résultats positifs, une révolution pédagogique qui ne dirait pas son nom.
Cependant, André Lefèvre doutait que nous puissions trouver les appuis nécessaires à un recrutement suffisant. Le dernier camp-école de Pâques 1936 n’avait réuni à Cappy qu’un petit nombre d’éclaireurs. Ceux-ci, il est vrai, s’engageaient dans un travail bénévole exigeant.
Nous en étions donc à des échanges sympathiques, mais ils auraient pu ne déboucher que sur une expérience sans lendemain si Mme Mascart ne s’était, elle aussi, emballée pour la tentative que je lui décrivais, tout en lui épargnant mes incertitudes.
Elle possédait, alliée à un rare sens politique, une grande connaissance des milieux dans lesquels nous allions évoluer et jouissait de la confiance du ministère de l’Education nationale. Elle était d’une fidélité à toute épreuve à l’enseignement public. Elle politisa notre projet, auquel nous voulûmes donner toutes ses chances en le plaçant sous des patronages officiels. Je courus alors les ministères, dont les portes s’ouvraient grâce à elle. J’eus contact avec Léo Lagrange, le « ministre des Loisirs », avec Mme Brunschwicg, secrétaire d’Etat à l’Education nationale (et sans doute me trouva-t-elle accrocheuse, puisqu’elle me demanda d’entrer dans son cabinet), avec Suzanne Lacore, secrétaire d’Etat à la Santé publique, dont dépendaient alors les colonies de vacances. Henri Sellier, son ministre, me reçut chaleureusement. Il était tout acquis. Il nous donna même, je l’ai dit, une subvention de 10 000 francs. Une initiative nouvelle concernant le loisir et les vacances ne pouvait que séduire en cette période de création. Nous étions comblés de patronages.
De Jean Zay, nous attendions plus qu’un patronage : sa caution et son aide effective pour toucher le personnel enseignant. Il signa une circulaire annonçant notre projet aux inspecteurs d’académie, aux directeurs et directrices d’écoles normales et leur demandant de le faire connaître. La circulaire, rédigée par nos soins, eut un effet magique, et nous pûmes découvrir qu’il existait bien un problème de cadres de colonies de vacances et qu’il intéressait les enseignants.
Je frappai ensuite à la porte des bureaux et de l’administration de l’Education nationale. Les représentants officiels de l’enseignement étaient sceptiques, parfois ombrageux : les écoles normales n’étaient-elles pas faites pour former de parfaits instituteurs ? Qu’allions-nous apprendre à un maître qui exerçait sa fonction depuis dix ans ? N’était-ce pas lui le mieux qualifié pour assurer la formation des surveillants ? La hiérarchie des tâches, implicitement, s’exprimait, et la crainte de troubler la « reproduction » était sous-jacente. Nous invitâmes l’un des plus réfractaires. Je faisais mon apprentissage.
Une chose nous sauva, notre but même : la colonie de vacances. Le ministère de la Santé ne tenait pas à s’en encombrer. Le ministère de l’Education nationale voulait cependant y garder la place des enseignants. Mais c’était un terrain annexe, secondaire, sans portée. Ce n’était que du périscolaire. Manger, dormir, respirer le bon air. Quelques recettes suffisaient, et il n’était pas trop inquiétant d’en confier la transmission à des éducateurs d’occasion, je veux dire : qui n’avaient pas reçu le label de l’école normale. Nous jouions assez subtilement cette carte. Le concours et les interventions de Mme Mascart firent tomber bien des barrières.
C’est au niveau de la préparation directe et de l’accord sur les idées que l’entente fut difficile. Elle ne devait pas rester vague, verbale, mais trouver son application dans une action commune.
Il fallait créer un « collectif » de préparation dans lequel l’administration serait présente. Nous y tenions pour nous insérer d’emblée dans le milieu officiel. Nous fîmes appel à la Ligue de l’enseignement, qui, par l’existence de l’U.F.O.V.A.L. naissante, montrait son intérêt pour les colonies de vacances. Les Eclaireurs de France désiraient associer le mouvement féminin, la Fédération française des éclaireuses qui, survenue lorsque le projet était déjà très avancé, était loin d’être aussi motivée. Je représentais L’Hygiène par l’exemple.
Le représentant des Eclaireurs de France était de marque : André Lefèvre, mais il était seul membre du scoutisme dans ce groupe de départ, ce qui explique que, par la suite, les Eclaireurs ne comprirent jamais tout à fait le rôle qu’avaient joué les autres personnes et les autres mouvements dans cette création.
Ces séances de préparation furent difficiles, car non seulement les langages ne se rejoignaient pas, mais chacun était sur la réserve vis-à-vis des autres. Il fallut bien prendre un à un les points litigieux : courte durée de la formation, vie collective, internat, mixité, activités pratiquées par les participants eux-mêmes, absence d’enfants, conception de la laïcité, autant de sujets qui furent âprement discutés.
Tout semblait absurde et contraire au bon sens : que pouvait-on apprendre en dix jours quand la tendance, dans l’intérêt des enfants, était d’allonger les formations ? Ce n’était pas sérieux.
La vie collective fut battue en brèche : elle était contraire au génie de notre peuple, les Français étant, c’est bien connu, des individualistes. On allait, de propos délibéré, utiliser l’internat tant décrié et que détestaient ceux qui l’avaient connu bien malgré eux. La mixité des enfants, oui, peut-être, si c’était plus simple, mais adopter cette formule pour les surveillants était tout simplement aller aux pires mécomptes - de la folie, disait-on hors réunion.
La part réduite donnée aux exposés était choquante pour des esprits intellectuels comme les nôtres. Jamais on ne ferait jouer, chanter des adultes. C’était bien là la puérilité du scoutisme. De plus, une telle formation, privée du contact des enfants, était abstraite, éloignée de la réalité, donc faussée dans son principe même.
La discrimination nous guettait à chaque pas. L’un dit qu’il ne faudrait pas prendre des gens trop vieux, ils seraient hors du coup ; l’autre, pas de gens trop jeunes, ils seraient irresponsables. Un troisième affirma, et il suscita des échos, que, pour s’occuper d’enfants, il fallait posséder au moins le brevet élémentaire. Que penser d’un surveillant qui ne saurait pas l’orthographe ? Nous allions à l’encontre de la culture.
Je fus très ferme sur ce point, et la lutte devait continuer longtemps pour qu’aucune barrière n’existe et que notre feuille d’inscription, très discrète, laisse l’accès ouvert à tous.
André Lefèvre restait parfaitement calme, expliquant, justifiant - et je le soutenais, forte de mes idées pédagogiques et sociales. Je percevais de plus en plus clairement que quelque chose d’important se jouait. J’étais dans les deux camps. Je tremblais que nous ne nous trouvions devant une impasse, qu’un membre du groupe le quitte et que tout s’écroule. Cela faillit arriver.
Un jour, une discussion survint à propos de la direction de l’affaire. Le « côté enseignement » estimait évident qu’elle devait être assurée par une inspectrice générale. André Lefèvre, toujours conciliant, fut intraitable, et tout semblait remis en question. Les armes n’étaient pas toujours mouchetées. Enfin, après des séances pénibles où les silences étaient parfois pesants et où les regards se fuyaient, l’accord se fit sur un compromis. Il y aurait deux directions : l’une, effective, confiée à André Lefèvre, dont je serais l’adjointe ; l’autre, officielle. Mme Mascart suggéra au directeur de l’Enseignement primaire de pressentir Mle Angles, inspectrice générale des écoles maternelles qu’elle connaissait bien. Mle Angles accepta. Tout s’arrangeait. En fait, son intervention fut très discrète et se limita à un exposé assez classique sur l’éducation par le jeu. Un obstacle sérieux de plus était franchi. Une autre inspectrice générale, Mle Géraud, fut également des nôtre. Puis la question de la laïcité, d’abord sous-jacente, fut posée. Les mouvements en présence avaient à ce sujet des positions différentes, un éclaircissement était indispensable.
Au cours de mes échanges avec Vieux Castor, j’avais appris qu’il avait longtemps travaillé avec Marc Sangnier dans le mouvement catholique progressiste du Sillon. Il avait déployé une grande activité dans les milieux les plus déshérités et les plus divers. Il avait organisé et animé les colonies de vacances et les caravanes d’adolescents de « La Maison pour tous » [3], dont le nom était un programme qui fut toujours tenu. II avait voyagé dans tous les continents, avait côtoyé bien des civilisations au contact desquelles la laïcité prend tout son sens.
Il était devenu le responsable des Eclaireurs de France, branche laïque du scoutisme. Il était laïque dans le sens où être laïque, c’est accepter les autres sans exception et les respecter dans leurs convictions, même si elles sont éloignées des nôtres. Jamais aucune allusion, si lointaine fût-elle, ne pouvait blesser quiconque. Il réservait un merveilleux accueil aux autres. Je ne sais si c’est là ce qu’on nomme neutralité, mais la tiédeur de ce mot ne convenait pas à Vieux Castor, qui était profondément engagé dans la défense des idées à contre-courant qui sont encore les nôtres aujourd’hui et qui fut toute sa vie un combattant.
Tout en étant entièrement d’accord avec lui, en ce qui concerne l’attitude d’un éducateur, j’étais, d’un point de vue politique, beaucoup plus près des idées et du combat de la Ligue et je comprenais ses réserves, mais par ailleurs, je redoutais l’isolement dans un cercle restreint. L’ouverture vers les milieux environnants dans toute leur variété était plus difficile à réaliser, mais c’était pour moi une idée fondamentale. Je redoutais aussi, lorsque je le voyais poindre dans nos réunions, le sectarisme qui éloigne au lieu de conquérir.
Dans les discussions, l’idée que les uns se faisaient des autres ne facilitait pas les choses. Le non-dit dominait. Le pari était lourd à tenir. Nous en restâmes à une sorte de demi-implicite. Après tout, il serait facile d’abandonner l’expérience si l’entente sur le terrain se révélait trop difficile.
On ne peut s’étonner que, par la suite, cette question ait continué à soulever de gros problèmes et que la collaboration de mouvements de tendances diverses sur un point essentiel ne se soit pas faite sans grincements et ait été une manière de tour de force. Je ressentais profondément ces contradictions et j’espérais les résoudre par un élargissement conforme aux idées de base de notre expérience.
Pâques était très tôt en cette année 1937. Nous étions assez avancés pour composer notre prospectus et, de toute façon, il fallait agir vite. Pierre François [4] et moi-même nous attelâmes à ce travail. Mais les mots nous manquaient. Comment baptiser notre « expérience » ? Le terme « centre de formation », qui nous aurait convenu, venait d’être utilisé pendant les vacances de Noël par un comité d’entente qui avait organisé un cycle de conférences à l’intention du personnel des colonies de vacances.
Nous trouvâmes l’expression « centre d’entraînement », qui ne nous plaisait pas tout à fait, mais qui soulignait l’aspect pratique et vivant de ce que nous voulions réaliser. Nous allions former le personnel des colonies de vacances et des Maisons de campagne des écoliers, d’où le titre porté sur le prospectus : « Centre d’entraînement pour la formation du Personnel des colonies de vacances et des Maisons de campagne des écoliers ».
Comment allait-on appeler ceux que le scoutisme dénommait les instructeurs ? Ce mot était en opposition avec la conception de l’éducation nouvelle sur les rapports entre éducateur et éduqué. De plus, il rappelait l’armée. - Nous écartâmes à regret le terme « éducateur » que nous trouvions trop ambitieux et trop noble. Qui peut se dire éducateur ? Instructeur fut donc retenu... provisoirement.
Quant au mot « stage », il n’existait pas encore autrement que pour désigner le séjour que fait un futur ingénieur dans une usine, une infirmière ou un étudiant en médecine dans un hôpital, un enseignant dans une classe pendant le temps de son apprentissage. On le fit remplacer « camp » dans l’expression « chef de camp ». Il restait encore à désigner les participants, ce qui, aujourd’hui, peut paraître simple, mais qui nous posait un problème. A l’issue du premier « centre d’entraînement », une revue montée par les participants cherchait l’adaptation d’une chanson qui avait remporté un grand succès et dans laquelle il fallait désigner les participants eux-mêmes. Comment remplacer ce terme si lourd ? Pendant les réunions de préparation, nous avions trébuché sur le mot « élève », abandonné pour sa coloration trop scolaire.
Il s’agissait d’adapter : Trois jeunes filles ont tant dansé... On cherchait... Juliette Pary, journaliste [5] qui était des nôtres, lança : « Soixante stagiaires ont tant dansé... » Le mot était bizarre. Mais le compte de syllabes y était. Il fut adopté... provisoirement.
Notre secrétariat s’installa à L’Hygiène par l’exemple, et je l’assurai. Nous attendions, anxieux, les inscriptions. La première inscrite souleva notre enthousiasme, et je me rappelle encore son nom. Puis les réponses affluèrent, et nous nous trouvâmes devant cent soixante inscrits en quelques jours. Il fallut faire un choix difficile. Telle directrice d’école normale nous envoyait quatre de ses meilleures élèves, un inspecteur primaire nous adressait l’un des meilleurs maîtres de sa circonscription. Un inscrit de cinquante-deux ans nous disait qu’enfin, pour la première fois, il allait pouvoir parler de la colonie de vacances qu’il dirigeait depuis quinze ans. Des lettres ou des commentaires accompagnaient chaque réponse.
Nous décidâmes de dépasser le maximum de cinquante que nous nous étions fixé et de recevoir soixante participants, parmi lesquels de nombreux « individuels » que nous ne voulions pas défavoriser et qui avaient été alertés par la presse.
Notre expérience aurait lieu dans un site admirable, au pied de la montagne Sainte-Victoire, où se trouveraient regroupés, mais entièrement séparés, un camp-école, un camp de louveteaux et le centre d’entraînement.
Je ne raconterai pas ce que fut ce premier stage : cette forme de vie et de travail est aujourd’hui connue ; d’autre part, il y faudrait au moins un volume. Mais il eut ceci de très particulier qu’il était aussi imprévu pour les instructeurs que pour les stagiaires ; tous s’y engageaient pour la première fois. Les participants avaient fait de très longs voyages, certains venaient de Bretagne, du Nord, de l’Est, à une époque où l’on ne voyageait guère en couchette. Pensant qu’il s’agissait d’une suite de conférences, ils s’attendaient à être reçus dans un amphithéâtre et furent saisis lorsqu’ils se trouvèrent devant un magnifique château féodal inoccupé depuis quatre ans, en pleine campagne, à Beaurecueil, à quelques kilomètres d’Aix-en-Provence, et qu’ils comprirent qu’ils allaient vivre là pendant dix jours. Plus saisis encore lorsqu’ils virent les immenses dortoirs, que nos nettoyages n’avaient pu rendre accueillants, les installations sanitaires plus que sommaires. Ils comprirent qu’il était trop tard pour reculer et qu’il fallait faire contre mauvaise fortune bon cœur.
Devant ce groupe impressionnant, Vieux Castor n’eut pas une seconde d’hésitation. « Vous vous intéressez tous aux colonies de vacances, dit-il, eh bien, nous allons vivre comme si nous étions en colonie de vacances. » Peu à peu, chacun enleva ses vêtements du dimanche et, avec eux, abandonna sa vie habituelle.
Dès les premières minutes, Vieux Castor s’était imposé comme un homme hors du commun, sachant assumer les situations les plus délicates, tenir compte de tous, et il avait séduit nos inspectrices générales. Sa parole, éloignée de l’éloquence, touchait juste au point sensible. Ce qu’il disait était vécu, vrai. Nul ne pouvait y rester indifférent.
L’élargissement du scoutisme dans ce qu’il avait de meilleur, la conquête du milieu enseignant... l’enjeu était pour lui d’importance et il avait fait venir les meilleurs des siens, les plus qualifiés, ne serait-ce que pour une journée.
Je découvris ce qu’était un mouvement. Je voyais des gens divers arriver de partout pour « apporter quelque chose ». Tous semblaient parfaitement se connaître et être unis par une réelle amitié. Ils entraient directement dans le jeu. Ils étaient désintéressés, nul ne se mettait en vedette. La communication était facile et facilitée dans cette atmosphère.
Au cours de ces dix jours, j’eus l’occasion de me rendre compte que mon sentiment d’euphorie avait été un peu excessif. L’amitié mutuelle comportait quelques failles inévitables, mais l’action en commun, le travail en équipe permettaient de les dépasser.
L’équipe permanente comprenait une dizaine de personnes. J’avais amené Henriette Goldenbaum, à qui j’avais demandé sa collaboration, ayant pu apprécier son activité musicale dans les milieux de l’éducation nouvelle. Elle assura le chant et la musique, secondée par une éclaireuse. Elle représentait, ainsi que moi-même, les idées et la formation de l’éducation nouvelle.
Outre les représentants officiels, les autres membres de l’équipe étaient tous des éclaireurs de France. Parmi eux se trouvait un jeune « permissionnaire » qui faisait son service militaire à Aix-en-Provence, André Schmitt, chargé des jeux et de l’éducation physique.
Nous avions chaque jour, suivant la méthode des camps-écoles, une réunion d’instructeurs, et je trouvais remarquable cette méthode d’analyse de la journée et du travail. Avec les allées et venues et les invités, nous y étions très nombreux, une quinzaine. Cette « équipe » était très hétéroclite, et certains y jouaient un rôle d’observateur, ce qui rendait difficile le travail des acteurs effectifs. On faisait le déballage de tout ce qui nous avait frappés, et cela aussi était intéressant et nouveau pour moi. Je m’aperçus que l’unanimité n’était pas aussi totale qu’elle apparaissait de l’extérieur. Vieux Castor était assez exigeant avec ceux en qui il avait confiance et dont il pensait sans doute qu’ils devraient prendre le relais. Malgré une estime mutuelle, nous étions souvent critiques, et l’on s’envoyait parfois des vérités qui n’avaient rien de douceâtre. Cela me troublait : si les participants avaient droit à nos égards, pourquoi ne prenions-nous pas ces mêmes précautions entre nous ? C’est que, en tant qu’instructeurs, nous étions censés être plus avancés dans notre réflexion, assez forts pour supporter les observations de nos camarades et en tenir compte.
Chaque instructeur avait sa ou ses « spécialités », mais l’une des choses qui me fit réfléchir fut la présence continuelle, la vie en complète communauté entre responsables et participants, qui créaient une atmosphère de confiance totale. Ce contact permanent, à égalité, me parut presque l’essentiel de notre « stage ».
Un soir, lors d’un feu de camp, un des jeunes chefs éclaireurs raconta une histoire qui nous captiva. C’était un conte de Grimm. Je trouvais merveilleux de posséder un tel art. Il me dit que les contes l’intéressaient, il aimait raconter et s’y était exercé par plaisir. La profession juridique à laquelle il se préparait n’avait aucun rapport avec les histoires. Nos moniteurs, eux non plus, ne seraient pas des professionnels de l’éducation, pensais-je, et pourtant ils pourraient y exceller. Notre conteur ajouta que ses possibilités étaient décuplées par la vie que nous menions et que, sans la confiance qu’il ressentait, il n’aurait jamais osé se hasarder à raconter à des adultes des contes aussi enfantins.
Le nombre d’expériences et d’acquisitions que nous faisions dans tous les domaines, y compris les domaines dits « scolaires », me parut étonnant par rapport à la simplicité des moyens déployés.
Les discussions débordaient facilement leur point de départ pour traiter de thèmes généraux. Le champ de l’éducation devenait tout naturellement très large. La valeur des instructeurs y était pour beaucoup, mais c’était bien tout l’ensemble du centre d’entraînement qui, en un temps si court, rendait possible de faire tant de découvertes qu’aucune école n’avait su nous proposer, de faire renaître la curiosité, de multiplier l’énergie, de créer l’enthousiasme. Cette expérience était-elle renouvelable et pourrait-elle se développer ? Vieux Castor apparaissait si unique que nous en venions à penser que lui seul pouvait être responsable d’un stage. J’en étais convaincue aussi et je voyais très proche la limite de notre croissance.
Vieux Castor ne s’était jamais considéré comme un modèle, il était beaucoup trop modeste pour cela. Mais il l’était malgré lui. Peut-être est-il vrai que ce modèle a immobilisé sur lui, pendant un temps, la pensée de ses collaborateurs. Mais il a été un extraordinaire tremplin et une référence qui a permis à beaucoup de ceux qui avaient travaillé avec lui de réfléchir sur eux-mêmes et de dépasser cette image pour affirmer leur personnalité propre.
Après le premier stage, l’enthousiasme des stagiaires était immense, ainsi que leur désir d’appliquer les idées et les manières de vivre qu’ils avaient découvertes.
Dans les quelques visites que je fis cette année-là, au hasard de mes lieux de vacances, je me rappelle cette colonie où je survins sans avoir prévenu. Je demandai à voir notre stagiaire devenu moniteur. Il arriva en courant, portant le foulard que les stagiaires s’étaient cotisés pour acheter en souvenir de ces jours merveilleux, et qui ne le quittait pas.
Il faisait preuve d’une inébranlable conviction et pourtant il me confia ses difficultés et ses découragements : la dernière interdiction faite par le directeur, sous prétexte de sécurité, était l’usage de canifs par les enfants... et tout était à l’avenant. « Il m’est impossible d’appliquer les méthodes de Beaurecueil », me dit-il, et il me demandait d’intervenir et de l’aider.
Le mot « méthode » frappa mon oreille. Je ne pensais pas que nous proposions une méthode. Comment ce mot pourrait-il qualifier et « cadrer » l’aventure unique, faite d’appréhension, d’inquiétude, de fantaisie, d’imprévu, utilisant toutes les ressources de l’imagination, que j’avais vécue ? Pour d’autres, nos successeurs, mais je ne le savais pas encore, cela deviendrait en effet une méthode. Cependant, elle ne serait nullement fixée une fois pour toutes, elle laisserait une large place à la création et à l’invention, car une grande partie du stage reste indéterminée et imprévisible. Pour moi, le stage était déjà et pouvait devenir, avec des aménagements nécessaires, un champ d’application de l’éducation nouvelle. Nous proposions un changement radical d’attitude envers les enfants, une autre conception de l’enfance qui déterminait un autre comportement. Beaucoup de jeunes se retrouvaient dans cette nouvelle manière d’envisager l’éducation et y adhéraient pleinement comme si elle répondait à une demande inconsciente de leur être.
Par la suite, les stagiaires nous disaient que le stage avait « changé leur vie » ou « changé l’orientation de leur vie ». Cette phrase, entendue des dizaines, puis des milliers de fois, nous donnait toujours le sentiment que notre effort valait d’être fait et nous y trouvions l’énergie de continuer avec opiniâtreté l’action engagée.
« Changer la vie » était déjà notre objectif et si nous étions tout à fait conscients que le « changement des mentalités » ne suffisait pas à transformer le monde, nous pensions, comme nous le pensons aujourd’hui, qu’il contribuait à une prise de conscience d’une grande importance.
Cependant, le mot « méthode » impliquait la possibilité de renouveler l’expérience et de savoir ce qui n’était pas totalement lié aux personnes et pouvait se refaire dans d’autres circonstances. L’importance du recrutement de nouveaux instructeurs, de leur qualité humaine, de leur formation apparaissait déjà comme une des premières nécessités.
La création, l’organisation du premier stage représente une sorte de schéma de la longue histoire qui allait suivre et je crois que tous nos responsables peuvent se reconnaître dans le récit qui précède. Les conditions de notre naissance ont marqué les formes de notre vie. Toujours nous nous sommes trouvés dans une situation précaire, jouant un rôle de liaison entre des milieux divers, travaillant avec l’école publique tout en vivant dans une situation marginale par rapport à la hiérarchie et au système scolaire, conquérant une place, jour après jour, par une action « à la base » qui se multipliait et se diversifiait.
En 1939, pour répondre à une demande de plus en plus pressante, nous dûmes organiser deux stages simultanés à Pâques, puisqu’il n’était pas question d’utiliser les périodes scolaires. Le deuxième stage eut autant de succès que les autres, que « les nôtres ». Ce que nous avions fait n’était donc pas unique, inimitable... Cette première division nécessaire était le germe de notre développement.
Pourtant, nos stagiaires étaient souvent déçus de ne pas retrouver leur stage à la colonie de vacances et nous comprîmes que l’ignorance des directeurs bloquait tout progrès. Ceux-ci, alors, étaient recrutés au hasard des circonstances. Outre les enseignants, je pus voir, par exemple, un employé de banque ou d’administration, un chef de rayon de grand magasin, une propriétaire de magasin d’antiquités dont les affaires n’étaient pas florissantes, nommés directeurs avec tous pouvoirs, même s’ils ne possédaient aucune notion qui les prépare à cette tâche.
Cette même année 1939, nous organisions un premier stage pour les directeurs. Folie ! Nous n’aurions personne, nous dit-on. Les arguments qui nous avaient été opposés lors de la formation des moniteurs revinrent, renforcés. Ce qui avait été possible - il fallait bien l’admettre - avec des jeunes ne pouvait l’être si nous nous adressions à des gens d’expérience, sûrs de leurs conceptions et ancrés dans leur routine.
Toutes ces prévisions furent déjouées par les faits. Le premier stage de directeurs, qui eut lieu à Andernos (Gironde), trouva facilement son recrutement. Pour des raisons matérielles, mais aussi à cause de notre appréhension devant ces « vieux directeurs » qu’il serait malaisé d’intéresser aux problèmes de l’éducation, ce stage fut jumelé avec un stage de moniteurs. En fait, les directeurs, possédant déjà une expérience, conscients de ses difficultés, furent particulièrement sensibles à l’aide que leur apportait le stage, et les interminables discussions avec des « collègues » furent d’un intérêt passionné.
Chaque fois que, depuis lors, notre action s’est étendue à un milieu nouveau, nous avons été mis en garde : ce milieu était « difficile », « différent des autres ». Les conquêtes ont été souvent ardues, mais nous avons pu constater que les préjugés sur telles ou telles catégories de personnes ’étaient toujours sans fondement.
Entre-temps, j’étais entrée dans l’enseignement et je consacrais tous mes loisirs au fonctionnement de la nouvelle association avec le concours d’une secrétaire, Berthe Gillier, rémunérée par L’Hygiène par l’exemple, où étaient installés nos bureaux.
Je dirigeai pour la première fois un stage en 1940, pour répondre à la demande insistante de Vieux Castor, dans les conditions tourmentées des semaines qui suivirent l’exode. L’équipe rassemblait des gens tous inconnus les uns aux autres. Parmi eux se trouvait William Lemit, avec qui je me rencontrai en communion de pensée, qui fut dès lors totalement acquis aux C.E.M.E.A. et à qui me lia une profonde amitié. Dans cette même équipe se trouvait un professeur d’enseignement ménager, Marie-Louise Cordillot, qui nous fit bénéficier de sa compétence dans les grandes difficultés de l’époque.
Un pas était franchi, celui qui devait nous conduire à l’autonomie. Vieux Castor avait mesuré la portée du geste qu’il accomplissait en donnant la direction de ce stage à « une femme et qui n’était même pas scoute », ainsi que le dit un jour un éclaireur.
Peut-être le moment est-il venu de rappeler ce que représentait le scoutisme à l’époque. L’idée du « boy-scoutisme », souvent évoquée par ceux mêmes qui en sont issus comme celle d’un mouvement moralisant, où « tout le monde est gentil », est bien éloignée de celle que je rencontrai en la personne d’André Lefèvre en 1936 et de celle du premier centre d’entraînement en 1937. Il était caractérisé, c’est exact, par une grande générosité et un désir d’être utile.
Le scoutisme s’imposait alors par sa mise en pratique d’idées souvent énoncées comme évidentes, mais peu répandues et peu acceptées dans les faits : laisser aux enfants une grande initiative, avoir confiance dans leurs possibilités, les aider à sortir du cercle familial et à se libérer de la tutelle des adultes. Déjà à ce moment, des jeunes de treize à quatorze ans partaient seuls, en petits groupes de trois ou quatre éclaireurs, faire des randonnées, passer la nuit chez l’habitant ou rejoindre des camarades de leur mouvement, sachant qu’ils seraient toujours bien accueillis. A une époque où nos compatriotes s’éloignaient rarement de chez eux, les éclaireurs voyageaient en France ou hors de nos frontières pour retrouver, à l’occasion d’une réunion, les membres de leur fédération ou simplement aller à la découverte, à l’aventure. Ce caractère de mouvement d’enfants et d’adolescents animé par des jeunes était très neuf. Le scoutisme était le seul mouvement important à avoir, par l’organisation des camps, une expérience de la vie collective des enfants en vacances.
Maints psychologues avaient fait des études du plus grand intérêt sur le jeu, mais le jeu n’avait guère fait son apparition à l’école, en dehors des brefs moments de récréation, et était (il l’est encore trop souvent) considéré non comme l’activité enfantine par excellence, moyen essentiel d’expérience et de développement, mais comme une activité mineure et... puérile ; le chant était limité au « chant scolaire » ; l’activité manuelle, isolée des autres disciplines, c’est-à-dire privée de sa sève, se réduisait à quelques apprentissages. Le scoutisme donnait une place prépondérante à toutes ces activités et à d’autres, tels la découverte du milieu, les jeux dramatiques, les marionnettes, les fêtes, et avait su les intégrer à la vie quotidienne.
La réforme de l’enseignement introduite par Jean Zay en 1936 avait fait obligation de réserver deux demi-journées par semaine à des activités « dirigées ». Rien n’avait préparé les maîtres à ce travail. La brochure, réalisée collectivement par les Eclaireurs de France sous le titre Les Activités dirigées, celle sur les loisirs scolaires (1937) contenaient une mine d’idées dans tous les domaines. A ce même moment paraissait La Fleur au chapeau, de William Lemit, qui devint bientôt le livre de chant de toute une partie de la jeunesse et précédait le Chansonnier des éclaireurs, déjà en chantier.
Il est vrai que les éclaireurs, lorsque je les ai connus, constituaient une société un peu fermée, et ce caractère resserrait encore les liens qui les unissaient. Ils possédaient un langage propre, comme sans doute tout mouvement dont l’un des charmes (et l’un des dangers) est l’allusion fréquente à un passé commun. Ce langage, de même que certains particularismes, masquait une réalité qui méritait d’être mieux connue. Cependant, dès 1937, beaucoup de ces particularismes tendaient à disparaître. Depuis lors, le scoutisme a beaucoup évolué. La fusion des deux fédérations, masculine et féminine, eut lieu un peu plus tard et introduisit la mixité dans les groupes. Les particularismes ont été abandonnés. Un grand effort de démocratisation se poursuit dans le mouvement pour l’adapter aux transformations de la société.
L’analyse de ce qu’était ce mouvement à l’époque déjà lointaine où je le rencontrai mériterait d’être faite, non par quelqu’un s’y appliquant de l’extérieur, mais par un pédagogue l’ayant vécu de l’intérieur et capable en même temps d’en faire une étude objective. Pour ma part, je pus constater que des éclaireurs de valeur avaient créé un ensemble éducatif qui dépassait de très loin ses origines.
En effet, après le premier stage, ayant entendu plusieurs fois des références à Baden Powell, fondateur du scoutisme, je pris connaissance de ses écrits, afin d’y trouver la théorie ou au moins les idées de base sur lesquelles s’était édifié ce que j’avais vu en application. Mais je fus déçue et me rendis compte que la valeur du scoutisme que j’avais connu résidait dans une « pratique », un « vécu » qui seuls pouvaient en donner une idée juste.
La recherche des idées théoriques qui sous-tendent, justifient, expliquent, impulsent notre action a toujours été une de nos préoccupations. Beaucoup plus tard, vers 1950, René Zazzo, m’ayant demandé de définir, à l’Institut de psychologie, ce qu’était le stage comme moyen de formation, fit aux étudiants, après mon exposé, un long commentaire dans lequel il qualifiait le stage de méthode psychopédagogique et socio-pédagogique du plus grand intérêt. L’auditoire comprenait d’anciens stagiaires qui vinrent me dire leur joie de l’appréciation portée par René Zazzo. Ils cherchaient, comme je l’avais fait, une confirmation théorique à la pratique remarquable qu’ils avaient vécue.
Beaucoup de nos instructeurs sont aujourd’hui préoccupés par une question : quelle est l’idéologie des C.E.M.E.A. ? La question est en effet d’importance et elle en pose une autre : quels sont les rapports de l’action et de la pensée ? Lorsqu’il s’agit d’une science d’application, ici la pédagogie, peut-on séparer idéologie et action ? Lequel des deux précède l’autre ? La dialectique apporte une réponse, et Henri Wallon a dénommé l’un de ses maîtres livres : De l’acte à la pensée. On agit en tenant compte d’un ensemble d’idées et de concepts que l’on peut appeler « idéologie ». L’action se déroule dans un contexte donné, à l’intérieur de contradictions multiples parmi lesquelles elle doit composer et trouver sa voie. L’action maintient, précise, modifie l’idéologie. En même temps, l’idéologie inspire l’action.
C’est ce processus que j’ai décrit en racontant les faits tels qu’ils se sont déroulés et dans lesquels, pour moi, pour nous, C.E.M.E.A., l’idéologie est constamment présente, processus normal de l’être vivant qui vit d’abord - primum vivere.
Aujourd’hui, devant une action qui s’est faite, qui se fait, qui prétend et veut rester ouverte, en contact avec la réalité, peut-être est-il intéressant et rassurant pour certains de dégager une idéologie. Avant même de nous développer il fallait exister, subsister, résister pour maintenir nos objectifs.
Bientôt les stages commencèrent à être connus, surtout dans la région parisienne, et ils suscitaient, suivant les cas, l’admiration, l’étonnement ou même un léger sentiment de jalousie. Admiration de la part des officiels pour qui « le dévouement du personnel enseignant s’était une fois de plus manifesté », étonnement devant le succès de l’expérience, car pourquoi avions-nous réussi là où d’autres tentatives de formation avaient échoué ? Après le stage de Beaurecueil, tous ceux qui avaient participé de près ou de loin à son organisation, et ils étaient nombreux, les plus réticents, les plus opposants, le revendiquèrent.
De leur côté, les éclaireurs avaient vu, dans cette expérience, une possibilité d’élargissement, et cet espoir était légitime. La crise des responsables sévissait partout, il leur fallait recruter et former des jeunes capables de prendre en charge à titre bénévole des groupes d’enfants et d’adolescents.
Pendant longtemps, les éclaireurs pensèrent que les centres d’entraînement auxquels ils avaient tant donné de leur substance, allaient leur permettre de renouveler leurs cadres. En effet, certains anciens stagiaires se dirigèrent vers les Eclaireurs de France, mais la plupart des jeunes qui désiraient être moniteurs ne souhaitaient pas s’engager dans un mouvement de jeunesse, et les nouveaux instructeurs issus des centres d’entraînement entendaient rester dans la nouvelle association et la développer dans son autonomie.
Cette conception s’accordait avec le but que, dans mon esprit, s’était assignée l’expérience entreprise. Il était donc différent de celui que se proposaient les éclaireurs. Nous ne désirions ni constituer un mouvement de jeunesse ni être un scoutisme élargi, mais informer et former des éducateurs sans aucune discrimination, sans aucun engagement de leur part. Rien ne les obligeait même à être moniteurs - cela nous fut d’ailleurs parfois reproché. Quant à moi, ayant découvert par le scoutisme un moyen de formation des éducateurs extraordinairement riche de possibilités, je souhaitais en approfondir la pédagogie en utilisant l’apport psychologique et les idées de base de l’éducation nouvelle.
Aussi la naissance et les débuts des C.E.M.E.A. provoquèrent-ils quelques difficultés à l’intérieur même du scoutisme. Dans l’idée de certains, les Eclaireurs de France n’avaient pas retiré de l’effort accompli un bénéfice suffisant. Le désintéressement d’André Lefèvre suscita quelques critiques : certains allaient jusqu’à penser qu’il avait non renforcé mais affaibli le mouvement en dispersant ses forces.
Je fis bientôt l’expérience que, s’il avait été difficile de naître, il serait plus difficile encore de grandir, de vivre parmi les autres avec notre vocation propre, notre originalité et de les maintenir coûte que coûte. En se développant, on empiète toujours sur quelque chose. A ses lisières, un terrain peut toujours être cause de contestation, et le nouveau venu qui grandit apporte inévitablement quelque ombrage.
Une fois l’implantation faite et reconnue, il semble qu’elle l’ait toujours été, mais il est bien loin d’en être ainsi. Je ne me doutais pas, en me lançant dans l’expérience du premier stage, de la lutte qu’il allait falloir mener pour que notre place et la légitimité de notre existence soient pleinement reconnues.
En 1941, une rencontre allait être déterminante pour notre avenir : celle d’Henri Laborde, venu récemment aux Eclaireurs de France, à la suite d’une journée d’information faite par André Lefèvre à l’Ecole normale de La Roche-sur-Yon où il était professeur. Le professeur un peu isolé dans sa province fut séduit par la générosité et le dynamisme d’André Lefèvre et émerveillé d’entendre de sa bouche, vérifiées et exprimées, les idées qu’il mettait en pratique chaque jour et dont peu d’échos étaient jusque-là parvenus à ses oreilles.
Aussi, nommé en 1940 à Paris, au collège Turgot, il créa en pleine occupation une troupe d’éclaireurs (ceux-ci allaient bientôt être interdits en zone nord) à qui il allait communiquer son amour de la littérature, de l’histoire, du théâtre, toujours en relation directe avec les événements et l’actualité. D’autres, notamment Denis Bordat, qui, avec Miguel Demuynck et Pierre Girard, fut de ses élèves pendant trois ans, raconteront ce que fut cette période.
Lorsque, en 1941, nous tentâmes de réaliser un stage, à la demande du Secours national, pour former les moniteurs des nombreuses maisons d’enfants qui recevaient les enfants évacués des régions bombardées, nous cherchâmes à reconstituer l’équipe originale. Celle-ci devant être complétée, Henri Laborde nous fut proposé comme instructeur. Il ignorait alors ce qu’était un stage, mais immédiatement il y joua un rôle prépondérant.
Très près des jeunes avec qui un contact s’établissait d’emblée, il était doué d’un étonnant rayonnement, d’une parole imagée et vibrante. Il comprit tout de suite l’extraordinaire moyen d’action que pouvaient être les centres d’entraînement auprès des éducateurs et l’impact qu’ils pouvaient avoir, en particulier sur les jeunes, en cette période dramatique.
Dès 1944, dans le renouveau de la Libération, les centres d’entraînement se reconstituaient. Pierre Kergomard, responsable de la région parisienne des Eclaireurs, allait être leur président. Henri Laborde, qui avait la confiance de tous, avait très vite révélé ses qualités de dirigeant, il devenait délégué général des C.E.M.E.A. ; j’exerçais la fonction de directrice de l’association, m’occupant plus spécialement des problèmes intérieurs et pédagogiques.
enri Laborde allait, aidé du concours de nombreux amis, imposer notre association à la Direction de la Jeunesse et des Sports, nouvellement créée, dont dépendaient désormais les colonies de vacances, et établir des contacts avec les autres organismes d’éducation et de culture populaire parmi lesquels nous nous placions naturellement.
A la fin de 1944, Jean Guéhenno l’appelait à collaborer avec lui à la Direction de la Jeunesse et des Sports et, un peu plus tard, Gustave Monod l’invitait à faire partie d’un groupe de travail puis, sympathique à notre action, le créateur de l’expérience des « classes nouvelles » le détachait aux C.E.M.E.A.
Une ère nouvelle s’ouvrait. L’époque était celle des créations. Les colonies de vacances et internats d’enfants se multipliaient.
Quelques inspecteurs d’académie sympathiques à notre effort nous donnèrent des « mis à la disposition » (maîtres détachés de leur poste et payés par l’administration). Ce geste fut de très grande importance car, par lui, le ministère de l’Education nationale reconnaissait notre parenté avec ses services, notre existence on tant qu’organisme de formation. De plus, nos responsables sortaient de la condition du bénévolat pour passer à celle de « permanents », je fus de cette première fournée. Bientôt des responsables des Eclaireurs de France devenaient « permanents » aux centres d’entraînement, une subvention de la Direction de la Jeunesse et des Sports nous permettait de fonctionner et d’engager quelques instructeurs. Notre schéma économique était créé. Peu à peu, notre travail régional et notre structure interne se mettaient en place et, dans des réunions regroupant tous les instructeurs, se forgeaient une unité et un fonds commun. Presque malgré nous, la multiplicité des appels allait nous donner une dimension nouvelle qui, d’un mouvement au rayonnement limité, allait nous transformer en mouvement de masse.
L’influence d’Henri Laborde marqua profondément nos équipes. Professeur d’histoire et de géographie, il avait l’art de recréer et de faire vivre le passé, de faire parler un paysage ; il tâtait en connaisseur les murs humides des vieilles églises et s’attardait à déchiffrer leurs fresques écaillées. Ce goût de l’art était allié à un sens aigu de la vie sociale et on le trouvait souvent dans les premiers rangs des manifestations. Il sut communiquer aux instructeurs, aux stagiaires, dans cette vie commune qu’il aimait, le goût de l’étude du milieu, de la nature, du cadastre, de la rue, de l’usine, des ruines voisines, mais aussi et inséparablement l’intérêt pour le milieu social, la situation économique, la vie, le travail et les luttes des hommes.
Passionné de théâtre, il créa avec Jean Vilar à Avignon, en 1955, un accueil des jeunes sous le titre de « Rencontres internationales de jeunes ». Cet accueil devait devenir l’un des moyens d’une formation élargie de nos instructeurs, qui quittaient ainsi le cadre limité de leur région pour organiser et animer les séjours de centaines puis de milliers de jeunes de tous les pays venus prendre contact avec un des hauts lieux de la culture.
Parmi toutes les influences dont Henri Laborde marqua notre mouvement pendant la longue période d’édification où il fut délégué général, il faut faire une part à la laïcité ouverte, déjà inscrite dans notre mouvement, qu’il partageait profondément et qu’il sut argumenter, défendre, puis faire accepter et symboliser. Cette position n’était pas toujours comprise, même de nos amis, et nous dûmes lutter pour que les stages restent des lieux d’accueil sans exclusive, lieux de rencontre entre des stagiaires d’opinions diverses. Il fut difficile de faire admettre à ceux à qui nous liait le même combat qu’il n’était pas dans notre vocation d’organiser des stages réservés à tel mouvement politique ou syndical.
Henri Laborde fut vice-président de la Ligue de l’enseignement où, très écouté, il apporta son esprit de compréhension et de conciliation. La Direction de la Jeunesse et des Sports fit bien souvent appel à lui lorsque des réunions délicates groupaient des mouvements d’idéologies différentes.
Pour lui, la laïcité était une position philosophique, mais aussi une manière d’être qui trouvait son application dans tous les actes de la vie. Elle allait bien au-delà du problème religieux, elle s’étendait au respect de toutes les convictions politiques, sociales ou artistiques et littéraires, de toutes les cultures. Lorsque, en 1967, notre mouvement eut la douleur de le perdre, la première lettre que nous reçûmes était signée du M.R.A.P. [6]. Pour le professeur d’histoire, originaire d’une région qui avait connu les déchirements de l’hérésie cathare, la tolérance était un problème de tous les temps et de toutes les latitudes.
Henri Laborde contribua à donner à ce problème, dans la vie des stages et à l’extérieur, sa vraie dimension humaine, celle qui semble si naturelle aux générations d’aujourd’hui.
Cette brève description de notre naissance a laissé bien des points dans l’ombre. Sans doute n’a-t-elle pas assez montré que notre mouvement est né de la rencontre d’hommes et de femmes convaincus, déterminés, désintéressés et dont beaucoup possédaient dans leur domaine une rare compétence. Depuis lors, l’insolite du stage a suscité des rencontres qu’aurait étouffées le conformisme quotidien. La vie collective facilite la relation et stimule la création. La libération individuelle ressentie par les stagiaires rejaillit sur leur réflexion pédagogique. Au lendemain du stage, plus forte que toute leçon, la réalité du centre de vacances, de l’école, du lieu de travail est là, exigeante, pour mettre à l’épreuve notre imagination, nous contraindre au travail, nous montrer nos erreurs.
Le mouvement pédagogique, modeste au départ, est devenu aussi mouvement social. Il étend ses prolongements vers les enfants, bien au-delà du centre de vacances, vers les stagiaires, bien au-delà des stages, vers les instructeurs, car ceux-ci sont aussi les bénéficiaires d’une action qui, dès l’origine, s’est voulue destinée à tous.
Texte extrait de "Les Ceméa, qu’est-ce que c’est ?" Denis Bordat, editions François Maspero, 1976
Notes
[1] Voir en fin de volume « Chronologie et documents », p.383.
[2] On peut lire à ce sujet l’intéressant ouvrage de P.A. REY-HERME, La Colonie de vacances, origines et premiers développements, chez l’auteur, 104, rue de Vaugirard, 75006 Paris.
Une longue analyse de cette étude a paru sous la signature d’Henri LABORDE, dans le n° 91 de Vers l’éducation nouvelle, avril 1955.
[3] . « La Maison pour tous » fut, avant la lettre, une maison des jeunes et de lu culture, ouverte rue Mouffetard en 1919, dans un des quartiers les plus populaires de Paris. Elle est aujourd’hui dans une situation financière précaire et fonctionne au prix de grandes difficultés.
[4] Alors commissaire national adjoint des Eclaireurs de France
[5] Juliette Pary, écrivain et journaliste de grand talent, venue faire un reportage pour le journal « Marianne ». Auteur de Mes 126 gosses, description passionnante d’une colonie qu’elle avait dirigée peu de temps auparavant pour des enfants de la banlieue parisienne. Dans son livre L’Amour des camarades (éd. Victor Michon à Lille, aujourd’hui épuisé), un chapitre relate le premier stage de façon extrêmement vivante et pittoresque.
[6] Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et pour la paix.