Apprendre à vivre ensemble
Le lieu « École » et les différents temps qui le constitue, scolaire, périscolaire, de loisirs, est un lieu pour de nombreux apprentissages, mais aussi d 'éducation. Et d'éducation citoyenne, celle qui permet d'apprendre à vivre avec et parmi les autres. Ces différents temps y contribuent en continuité, en complémentarité mais aussi en différences et c'est là un point essentiel, avec l'éducation familiale.
Si on se place du côté de l'enfant petit et plus grand, la première rencontre avec l'école, le périscolaire et le centre de loisirs se fonde pour partie sur « l’élargissement des horizons des repères de sécurité ». Ces repères, ceux qui constituent le cercle familial sont augmentés et modifiés par ceux plus nouveaux qui organisent la vie collective d'un plus grand nombre d'enfants et d'adultes.
Ce moment sous-estimé a un effet déstabilisateur sur l'enfant ; un nouvel équilibre doit être trouvé entre lui et le monde environnant. Équilibre qui va varier d'un temps à un autre et dans la durée, de l'école maternelle à l'école primaire et au collège ; équilibre qui va évoluer aussi dans la manière dont l'enfant va intégrer ces changements pour lui-même. Car grandir, c'est s'intégrer en se différenciant, un exercice périlleux ! Devenir autonome, c’est être en solidité affective et sociale suffisante pour affronter les lieux différents et les personnes, les organisations et leurs fonctionnements. Grandir et devenir quelqu'un, c'est saisir que le monde est divers dans lequel chacune ou chacun est un élément mais qui suppose l'abandon de la toute-puissance autocentrée afin de permettre l'accession par le langage à une culture partagée.
La question des incivilités, des violences verbales et physiques, des harcèlements amène à réfléchir la « place » occupée par chacun dans un groupe, qu'il soit restreint ou important. La place a à voir avec la sécurité ou l'insécurité des rencontres qui s'exercent entre les enfants et avec les adultes. L'agressivité est parfois une composante de la rencontre qui permet de vérifier les limites pour soi et les réactions produites, entrevoir ainsi les transgressions. Agressivité, expression d'un corps à corps, qui doit petit à petit laisser la place au langage et à l'échange comme moyens d'affirmer son existence par l'argumentation de son point de vue. C'est un chemin long et réussi pour la plupart des enfants, plus difficile pour d'autres qui expriment là de manière ponctuelle ou répétée cet impossible à atteindre.
Le rôle des adultes dans ce cheminement et dans les expressions des écarts est essentiel et prédominant. Ceux qui transmettent les valeurs, les limites, les règles et la loi sont d'abord prioritairement les adultes, anciens enfants eux-mêmes qui ont eu affaire eux aussi à des adultes, qu'ils soient parents, professionnels ou citoyens. Le « climat » du vivre ensemble dans ses bases et ses composantes est du côté de l'institution, celle qui accueille les enfants, la famille en est une, l'école en est une autre sous la responsabilité de professionnels. Et les enfants doivent être bien accueillis, très bien même, depuis tout petit jusqu'à tout grand et ce chaque jour. L'accueil dans sa répétition de tous les instants, c'est ce qui signale la marque du respect de l'autre. L'accueil renvoie à la question de la place et à la sécurité qui permet de s'épanouir. Les règles du vivre ensemble devraient ainsi s'énoncer bien plus souvent en autorisations à pouvoir penser, partager et faire et dire, plus qu'en interdits qui trop souvent hélas sont la seule expression du vivre ensemble. Les règles du vivre ensemble devraient aussi se construire sur l'apprentissage des coopérations. Les seuls interdits indiscutables et non négociables les plus conséquents sont ceux qui touchent à l'intégrité physique et psychique.
Alors quid des incivilités, des violences verbales et physiques, des harcèlements aujourd'hui ? Est-ce un phénomène plus fort aujourd'hui qu'hier et si oui pourquoi ? Quelles peuvent être les quelques pistes qui pourraient aider à en saisir les réalités ? Réalités qui ne peuvent – de mon point de vue – se départir des points évoqués précédemment, bien au contraire.
En voici quelques-unes : les places et les rôles des femmes et des hommes ont beaucoup évolué depuis les cinquante dernières années en termes d'égalité et d'expression, même s'il reste encore énormément à faire. Corollairement les enfants à leur place sont devenus des personnes très précieuses, ce qui est positif. Le contrepoint est que l'attention portée vers les enfants s'est transformée en forte préoccupation en termes d'attendus de comportements et de réussite scolaire et sociale. Préoccupation nourrie trop souvent encore par les affirmations que seules la compétition et l'individualité en seraient les moteurs premiers au détriment du collectif et du commun.
Une des conséquences est cette assertion qu'il y aurait aujourd'hui un grand nombre d'enfants dont on dit qu'ils sont agités et hyperactifs. Autre conséquence, cette propension à dénommer handicap tout écart, toute distinction de soi qui ne serait pas dans la norme de l'adaptation sociale dominante. Il n'y a plus de mauvais élève, de cancre, d'enfant qui va mal ou qui souffre ; désormais les enfants sont définis par un handicap ou un trouble qui demande une réponse médicamenteuse ou un accompagnement spécifique. La fonction éducative et les résolutions pédagogiques sont alors délaissées et les ressources se cherchent auprès des spécialistes, psychiatres, psychologues. Et si ces enfants d'aujourd'hui remuants pour les uns, trop peut-être, dont les corps plus que les mots sont le mode premier des expressions, d'une grande intelligence et sensibilité en fait, nous disaient à travers leurs comportements qu'ils sont le symptôme de cet abandon de la contenance. Cette capacité et compétence des adultes, cette autorité bienveillante et rassurante.
Compétition, individualisation des performances, chacun pour soi, chacun centre du monde. La dimension collective du portage social est en forte régression, la fonction contenante des adultes est en nette diminution. La responsabilité intergénérationnelle des plus grands à l'endroit des plus petits, des plus âgés vers les plus jeunes, des plus assurés psychiquement à l'encontre des moins assurés psychiquement est mis à mal, aussi dans les lieux d'éducation. La place et le rôle des adultes se trouve dès lors interrogés. Cette place et ce rôle qui ont à voir avec la fonction « phorique », cette fonction qui est celle du soutien, de l’étayage, du guide ; une fonction qui demande de ne pas craindre des plus jeunes et de croire en leurs potentiels et capacités en devenir d'adultes futurs.
Nous sommes à l'heure des technologies de la communication permanente, cette communication interindividuelle de l'immédiateté, du spectaculaire via le truchement des multiples médias que sont les écrans de toute sorte (tablette, téléphone portable, ordinateur, télé) et ce dès le plus jeune âge. Ces échanges multipliés de manière exponentielle et anonyme par les réseaux sociaux et où tout peut se dire sans filtre, ces images où se montrer, montrer et être regardé souvent à son insu font loi. Beaucoup d’adultes déplorent l'augmentation des harcèlements à l'école et en dehors à juste raison, s'inquiètent des enfants harcelés et s'interrogent sur ces enfants harceleurs. Mais des adultes aussi, trop, utilisent et abusent des réseaux sociaux pour déverser ces micro violences du quotidien. Les enfants et les adolescents ne sont pas en dehors du monde !
Sans un propos de mise à distance, avec l'aide d'un tiers par exemple, c'est l'excitation qui devient première et qui envahit l'espace mental ; l'imaginaire s'en trouve alors anéanti !
Une forme de banalisation des paroles et des actes qui fait reculer les limites de l'acceptable. Trop souvent les enfants jeunes, mêmes très jeunes sont seuls avec le renvoi par les écrans des images et des paroles. La fonction hypnotique prend le pas sur le temps nécessaire à l'analyse du sens partagé avec un adulte ou des pairs pour ces enfants en pleine croissance et développement intellectuel, social et affectif.
Ce qui structure une personnalité en devenir c'est d'abord et avant tout la maîtrise de la fonction symbolique du langage par les échanges pour, autant que faire se peut, accéder à l'humanité des relations entre les individus ; c'est le propre de l'éducation de tous les instants et de tous les lieux d'accueil des enfants, un enjeu quotidien. Une tâche primordiale pour tous les adultes, apprendre à écouter le « bruissement de la moindre des choses », les signaux faibles dit-on aujourd'hui, pour anticiper collectivement les débordements de quelque nature qu'ils soient. Les enseignants, les personnels municipaux, Atsems, animateurs du périscolaire et des centres de loisirs, de la restauration scolaire, les agents de service, le personnel administratif, tous participent de ce que éducation citoyenne veut dire. Et tous sont les garants des limites à toute atteinte à l'intégrité physique et psychique de chacune et chacun, encore plus quand il s'agit des enfants.