D’une institution à l’autre
* Établissement scolaire fondé en 1973 qui a développé son projet en collaboration avec Françoise Dolto et Fernand Oury
Lorsque j’ai commencé l’animation, ma pratique pouvait se résumer à : « On se met en rond et on parle ; après on verra ce que l’on fera ! » J’ai vite senti que c’était nécessaire. Ce n’était pas tant ce que l’on y faisait qui était important, mais ce que l’on y vivait. Se réunir, parler, permettait de décider, d’être ensemble, de régler des problèmes, de gérer la dynamique de groupe, de poser le cadre. Pour le clarifier, j’ai dû vite distinguer entre choisir et décider.
Que décident les enfants, que choisissent-ils ? Ce qui est négociable et ce qui ne l’est pas. J’ai dû en outre me défier de la tentation démagogique. Il n’était pas question de faire semblant ou de faire « pour de faux », de les laisser penser qu’ils pouvaient agir sur tout, ou de leur faire plaisir. C’est aujourd’hui ce que je comprends de la différence entre la loi et la règle, mais à cette époque-là, je n’en avais pas conscience.
La parole, oui, mais pour dire quoi ?
Par la suite, je passai beaucoup de temps aux Ceméa. Je participais pleinement à la vie militante, je découvrais ses différentes institutions. J’évoluais avec d’autres, j’y rencontrais l’altérité, j’avais des espaces pour en parler. Je militais, je faisais acte de résistance. C’était l’effervescence. J’avais un avis sur tout, mais ce n’était pas grave ; on m’accueillait comme j’étais ; on me laissait le temps dont j’avais besoin. Je parlais en mon nom, c’était déjà ça.
D’ailleurs, c’était bien la première fois que ma parole était prise en compte.
Il m’apparaît clairement aujourd’hui qu’aux Ceméa, je trouvai des « prises ». Comme une sorte « d’accroche », de « repère ». Comme en escalade, elles aident à repérer le chemin, à progresser en relative sécurité, à ne pas s’égarer. Ainsi, peut-on plus facilement se stabiliser et prendre confiance. Concrètement, cela permet de prendre la parole, de prendre sa place, de prendre en main, de prendre du recul, de prendre part… Il s’agit simplement mais essentiellement d’« être » « quelque part ».
Avec du recul, je pense que c’est notamment dû à la langue, celle parlée aux Ceméa. Cette forme spécifique d’acculturation permet de s’intégrer, et de se sentir « appartenir à ».
Aux Ceméa, on fait montre d’une certaine posture, d’une manière de dire, de faire. Cela permet de se situer comme de prendre place dans l’institution. Il s’agit également de responsabilité. Celle que l’on te donne et celle que tu prends, à condition que ce soit pour de vrai.
Et c’est aussi notre héritage. Certains me rappelleraient qu’il est « sans testament » et qu’à se titre, il n’est pas question de faire table rase du passé, ni de l’expérience qui fait foi. On se doit d’être exigeant. Aux Ceméa, ce qui fait cadre, c’est l’inscription politique de l’institution, c’est le cadre des valeurs et des principes, c’est ce dont on ne discute pas. C’est l’institué.
C’est à l’intérieur de ce cadre que l’instituant existe ; chacun peut discuter, s’approprier, inventer des outils et des méthodes, prendre des risques pédagogiques. Deux questions se posent alors : qui sont les Ceméa ? qui est garant du cadre « ceméatique » ?
La parole, oui, mais qui l'entend ?
Brèves de stages autour du « point sur le stage * » :
— Il durera trente minutes.
— Non, il s’arrêtera quand les stagiaires ne parleront plus.
— Fantaisie du maître !
— On y laisse les chaises vides.
— Faut se mettre autour des tables, pour qu’ils puissent se protéger.
— C’est n’importe quoi, on va les inquiéter !
— Faut que tu t’imposes physiquement pour empêcher les débordements.
Je rencontre alors des personnes avec lesquelles se construisent des méthodes différentes. Nous menions des réunions « de chantier », pour construire le stage au fur et à mesure et avec les stagiaires. Nous avions choisi pour symboliser ce moment un casque de chantier. Celui qui le menait le portait sur la tête. Nous construisions nos chantiers institutionnels, peut-être même sans le savoir. Nous poursuivions alors les « points sur le stage », en toute tranquillité. Nous tentions de libérer une parole authentique, contenue par des tensions relationnelles. Ce n’était plus « nous », c’était la réunion, ou le « point sur le stage ». Nous étions à notre place, celle de ceux qui posent le cadre et qui en sont garants, mais collectivement, avec les stagiaires, car c’est aussi ça qui permet à chacun de prendre sa part dans le stage et de s’y investir. Autrement dit, la place de ceux qui font de la vie collective, avec tous ses freins et leviers, un outil institutionnel, en le renvoyant au groupe ; donc à la responsabilité collective. Les garants n'étaient plus seulement les formateurs, mais le stage aux Ceméa.
La parole, oui, mais… « en tant que »
Et puis un jour, j’ai dérapé. Un stagiaire m’a dit : « En tant qu’homme je te dis que tu m’es inférieure » et je lui ai répondu : « En tant que femme… » quelque chose de pas vraiment pédagogique. J’étais alors formatrice, mais aussi militante, citoyenne, femme et tout ce qui faisait que j’étais moi à ce moment-là. C’était peut-être la première fois que je me posais la question : d’où je parle ?
La parole, oui, mais… à la croisée des chemins
J’ai continué avec mon casque de chantier à me former, à me transformer, bref à prendre forme. De camarades en camarades, je me retrouve à visiter l’école de la Neuville. J’y rencontre des enfants qui me montrent et me parlent de leur école comme s’ils me parlaient de leur maison. J’y rencontre aussi l’un des trois fondateurs. Il me parle politique, il me parle de valeurs, du projet. Lui aussi a l’air de militer, de faire acte de résistance.
Je travaille à l’école de la Neuville depuis sept ans. Chez nous, il y a les enfants et les adultes. J’y suis adulte. C’est mon travail. Contrairement aux Ceméa, je n’y milite pas. Mais choisir d’y travailler est mon acte de résistance. Il y a une multitude de passerelles entre ces deux institutions tant d’un point de vue de l’engagement politique que de celui des valeurs.
Comme aux Ceméa, c’est d’abord une rencontre, quelque chose qui « touche ». Et puis, c’est découvrir et s’approprier une nouvelle langue, un nouvel héritage. À la Neuville, j’ai mis du temps à saisir les « prises ». Je pensais qu’il suffisait comme aux Ceméa de mettre les enfants en petits groupes ou en grands groupes, ou en activité pour que je fasse « le travail ». J’ai dû apprendre à désapprendre. J’ai dû apprendre à parler le « neuvillois ».
J’ai dû apprendre à parler avec de nouveaux « en tant que ». J’ai dû m’imprégner de l’héritage, le comprendre, le faire mien, intégrer de nouvelles postures. À a Neuville, on m’a aussi accueilli comme j’étais et on m’a laissé le temps dont j’avais besoin. Il ne s’agissait pas de faire table rase de mon passé, comme je l’ai crû un moment. C’était plus complexe. Il s’agissait de s’intégrer avec ce que l’on est dans une institution existante.
La parole… « en tant que responsable »
Je pense que pour les adultes comme les enfants, la responsabilité permet aussi de prendre part à l’institution. À partir du moment où elle est nécessaire, adultes et enfants peuvent trouver des points de repères, prendre leur place au sein du groupe et ainsi pouvoir parler « en tant que ». Parler « en tant que », c’est déjà penser sa pratique. C’est penser le cadre. À la fois celui dans lequel on se situe en tant qu’adulte, et celui que nous posons en tant qu’éducateur.
Il clarifie ce dont on peut débattre ou non et précise le lieu dans lequel on parle, à qui on s’adresse, et pourquoi on parle. À la Neuville, tout le monde parle « en tant que », même les enfants. C’est ce qui permet d’exister dans son entièreté au sein de l’institution. L’enfant en infraction dans les chambres, est aussi celui qui, « en tant que » responsable de l'épicerie, va mettre un mot en réunion et râler contre ses camarades qui ne respectent pas une règle.
La parole, oui, mais… le mot de la fin
Je ne peux pas dissocier mon parcours aux Ceméa, à la Neuville et mes histoires de vie. Ils sont étroitement liés. Militante, formatrice et « moi-même » aux Ceméa, je suis enseignante, éducatrice et « moi-même » à la Neuville. De ces deux endroits, je dis « nous ». C’est un peu chez moi. J’en suis. Mon casque de chantier est accroché dans mon bureau à la Neuville, et pour l’anecdote, je suis responsable des travaux dans l’École. Je ne crois pas au hasard.