Jeunesse, genre, t’es plusieurs ?
Crédits Photos : Vince Fleming sur Unspash
Pendant trois jours en mars 2021 le mouvement des Ceméa a organisé des journées d’étude sur les jeunesses. Un moment de réflexion pour s'interroger sur la place des jeunesses dans une société en crise, sur l'accueil et l'accompagnement des jeunes, sur leur engagement citoyen, la place et le rôle du numérique, etc. Intervenants, chercheurs et acteurs de terrain ont échangé et partagé des pistes de réponses Trois textes tentent de relater les points forts de cette manifestation. Voici l’un d’eux
Nice trip in youth, road-book jour 1
En ce premier jour des journées d’étude jeunesse(s) organisées par les Ceméa dans une configuration numérique inédite, Joëlle Bordet, psychosociologue au Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB) s’est efforcée au regard de ses travaux menés dans le cadre des «recherches intervention» qu’elle mène depuis de nombreuses années, de nous présenter une vision des jeunesses loin de tout manichéisme.
François Chobeaux, sociologue et militant aux Ceméa de longue date, d’autre part, à travers sa longue expérience d’acteur de terrain, aborde lui le sujet sous l’angle des identités juvéniles.
Leurs propos fleurissent ici dans un texte qui rappelle que en 2021 on n’en a pas fini avec l’énigme de jeunesses omniprésentes certes mais dont les aspirations sont toujours aussi difficiles à saisir.
Contexte
Première journée de ces trois jours d’étude, premiers balbutiements.
Tout le monde est dans la chambre d’appel, dans les starting-blocks, tout le monde piaffe d’impatience, en silence, et les autres arrivent un·e par un·e. Chacun·e s’observe par l’oreille, guettant le moindre bruit.
On procède aux derniers réglages, et l’aventure peut commencer...va commencer...est prête à débuter...débutera bientôt...débute.
Vaste chantier technique sur une plateforme, pendant de Zoom mais libre et gratuite (à condition d’installer un équipement spécifique sur le serveur). Pour moi c’est une première et une première réussie. Un grand merci aux artisans de ces bricolages numériques. L’organisation technique est aux petits oignons, les explications sont claires et synthétiques et favorisent une appropriation du fond dans les meilleures conditions qui soient.
Ces journées d’études sur la jeunesse se déroulent dans une continuité (à distance respectable) de ce qui s’est déroulé à Wépion en Belgique à l’été 2019 et d’emblée le ton est donné.
Il s’agit de travailler sur « les jeunesses » et non sur « la jeunesse », le pluriel est essentiel. Cette pluralité étant une composante liminaire aux échanges, un postulat empreint de sens.
Il s’agira de produire de la ressource, d’afficher des références et d’affirmer des positionnements pédagogiques, au vu de la réflexion, du contenu des diverses conférences et des débats qui s’ensuivront.
Il s’agira bien entendu également de partir des pratiques et de témoigner de comment on traite de cette question en 2021 au sein de notre mouvement et de comment on accueille ces publics.
Dire, argumenter, se positionner, exprimer des désaccords, voire s’écharper sur cette question.
Il s’agira aussi de construire des démarches éducatives globales et de se dire qu’on accueille une personne dans son entièreté, et pas un puzzle de jeunesse (les chercheurs et chercheuses étudient l’objet jeunesse sous un angle particulier, avec un prisme et même s’ils ou elles vont très loin avec cette fenêtre, ils et elles découpent la personne et sa jeunesse en morceaux).
Les jeunesses se modèlent sans cesse
Joëlle Bordet et François Chobeaux proposent leur propre analyse. Plutôt que de prendre parti et de privilégier une approche, je vais me laisser aller à quelques pensées qui pour certaines s’inspirent de leurs propos.
Tout d’abord, pour à la fois conjurer le sort et tenter d’en faire un à la star de l’année, j’invite la covid à la table. Je ne peux nier qu’elle a mis les jeunesses en avant, même si souvent on pourrait croire que tous.tes les jeunes sont étudiant·e·s. Je ne peux ignorer qu’elle a fait bouger les lignes et qu’elle a profité de la plasticité des jeunes pour les façonner à l’aune d’un nouveau paradigme.
Comme le dit Joëlle Bordet : « le confinement accroît les clivages. En écho à celui-ci certain·e·s jeunes s’engagent dans une mobilisation particulière sur la proximité, dans leur territoire proche ils·elles sont en première ligne sur des solidarités engagées et constantes. » Elle poursuit : « Le virus nous rappelle chaque jour qu’on est dans la mondialisation. Cette maladie participe d’une métamorphose, ce n’est pas une crise. On est dans des transformations très puissantes. »
Mais ce qui ne change pas et depuis la nuit des temps, c’est que la plasticité des adolescent·e·s nous conduits à avoir toujours un temps de retard. J’aime bien cette idée de plasticité qui rapproche de versatilité mais qui y ajoute une notion physique. Lorsqu’on pense enfin avoir compris, on est pris de court et on se remet au travail, fort des enseignements qu’on est certain d’avoir tirés de cette nouvelle expérience et de nouveau on a été devancés par un revirement qu’on n’a pas anticipé parce qu’on ne l’a pas soupçonné. Et ainsi de suite jusqu’à l’âge adulte. c’est une fuite incessante, comme si les adolescent·e·s parvenaient toujours à fuir quelles que soient nos stratégies d’intervention, de prévenance, de prévention. Il y a là une impuissance qui ne manque pas de nous miner, tout éducateurtrices que nous sommes.
Et nous multiplions les fausses routes, les têtes à queue, les dérapages pas toujours contrôlés, les rodéos de discours péremptoires et moralisateurs qui lassent et braquent.
Et même sans le vouloir, à notre insu nous étiquetons, nous cataloguons à qui mieux mieux. De nombreuses cases s’offrent à nous pour ranger chaque jeune dans le bon tiroir..
Il y a une part d’angélisme dont on ne parvient pas à se départir et qui brouille notre manière d’agir.
Je parle ici du quotidien de la vie de tous les jours, des jeunes qu’on a chez soi, à la maison, qu’on croise dans la rue, au supermarché, au stade et non des publics captifs qu’on rencontre dans nos formations, car les dés sont pipés et les situations pour dignes d’intérêt qu’elles soient, sans être artificielles, sont quand même, il faut le reconnaître, un tant soit peu privilégiées et le cadre permet de contrôler. Ailleurs c’est la jungle.
Et François Chobeaux, avec sa verve habituelle sans langue de bois ose le terme de « gardiennage social mal encadré par des animateurs mal formés », une affirmation que je partage et qui devrait agiter nos débats.
Je, tu, il et elle, nous, quelles identités ?
Et pourtant on veut bien faire, on se dit à l’écoute, on multiplie les situations bienveillantes (le mot est lâché, qui irrite et gratouille).
« Il est nécessaire d’écouter tous les jeunes (même les bourgeois) dans leur rapport au monde, c’est une question de démocratie. Hannah Arendt disait qu’une société qui n’est plus capable d’accueillir sa jeunesse perd sa démocratie. Il faut les écouter et pas besoin de leur faire de la place car c’est eux qui feront le monde. De leur côté beaucoup écoutent mais beaucoup d’eux se replient et renoncent pour vivre une uberisation dans l’ici et maintenant. Si on ne les écoute pas on ne sait pas pour eux. Au croisement des éducations populaire et nouvelle comment on fait pour faire passer l’idée que l’autonomie est essentielle ? » avance Joëlle Bordet.
Elle rejoint ici François Chobeaux : « l’autonomie ne se fait jamais seule, on ne se construit jamais seul·e ». Osciller, vaciller entre le je et l’altérité, l’ici du moi et l’ailleurs de l’autre est une préoccupation de chacun·e, inscrite dans une recherche inconsciente mais bien présente et pragmatique.
Joëlle B ajoute : « Il y a des angoisses très fortes. On n’est pas dans le no futur mais dans l’incertitude.
Les jeunes naissent au monde autant avec le virtuel que le réel. Chacun historicise sa propre histoire, et il lui faut l’inscrire dans la dite grande Histoire, c’est fortement porteur d’angoisse.
François Chobeaux ne dit pas autre chose : « les petites histoires, les historiques de chacun·e sont des versions originales qui disent son unicité, et les autres, tous les autres, toutes les autres revendiquent et mettent en œuvre la leur, du même bois mais si singulière. »
Et les identités (il y en a plusieurs simultanément et qui s’ajoutent) sont sans cesse en construction, en déséquilibre.
« Ils recherchent la bonne information, la vérité. La question du réel est difficile à tenir. Et mène souvent à l’endoctrinement, à la dérive sectaire. » renchérit Joëlle B.
Passer du je au tu en étant la même personne, la même chair, mais avec des identités qui sont volatiles et parfois antagonistes (cf « cher futur moi ») peut dérouter parfois.
François C nous rappelle justement que « l’adolescence et la jeunesse se chevauchent, que les identités s’ajoutent, se bousculent, que chacun·e est constitué·e d’identités plurielles, qui s’ancrent et prennent leur source dans le poids de la généalogie, des aïeux », il insiste sur le fait que « lorsque l’étayage dans des groupes de pairs (un ou plusieurs groupes d’appartenance), les expérimentations multiples et la conquête d’une autonomie à distance des adultes ne sont pas satisfaisants, les dérives sont nombreuses qui se détournent d’une norme, implicite le plus souvent et qui connaissent trois phases : se chercher, se fuir et se perdre ».
« La déviance tourne en dérive et le besoin de produits se fait pressant pour résister à l’acide de la vie, c’est cela l’addiction, et n’importe quel produit fera l’affaire. »
Le danger va se nicher dans le territoire intime, dans le cocon protecteur, producteur de prêt à penser.
Et sous la carapace, la fragilité remue, et quand la mue survient, à nu elle naît. « le complexe du homard de François Dolto nous éclaire sur ce phénomène », nous précise François C.
Choix cornélien : s’insérer ou se réaliser, et pourquoi choisir ? L’incertitude, l’hésitation prennent le dessus.
« La jeunesse n’est plus beaucoup revendicative. Elle est davantage sur des affirmations. (injustice, discrimination), dès qu’on ouvre la boîte on rencontre une diversité de positions. Il faut accepter ces changements d’opinion. Cette plasticité conduit à une incohérence intérieure. Des frémissements, des soubresauts font tressaillir les certitudes . Comment travailler une protection pour maintenir cette plasticité ? » conclut Joëlle.
Du bout du monde et de nulle part une universalité, pas d’uniformisation
Joëlle B dit encore « Les problématiques de la jeunesse n’ont pas de frontières, les rapprochements non plus, il n’y a pas besoin de passeports jeunesse. Parfois on est moins proche de son voisin, sa voisine d’à côté.
Du bénévolat au volontariat, il y a un chantier à initier, des cartes à rebattre. Mais il n’est pas question d’arriver à l’uniformisation ». La question de l'intérêt du SNU reste d’actualité.
Ça fait du bien de savoir que les jeunesses n‘ont pas d’uniforme, que les normes évoluent, fluctuent, selon les humeurs, les écueils, les réussites, les modes.
Oser une manière d’aborder la culture qui peut paraître décalée paraît une piste à initier, car les jeunes sont souvent plus enclins à accepter l’inconnu que les adultes qui se cramponnent à des représentations, des a priori, à découvrir de l’expérimental (spectacle vivant, poésie, arts plastiques) et y trouver de l’intérêt et du plaisir. Les inventions quasi quotidiennes de pidgin, sabir et autres langues vernaculaires sont des chantiers de jeunesse irremplaçables. La question du langage y est essentielle et de l’identité aussi. Les possibles du langage, de la langue permettent aux jeunes d’être reconnus. Il y a une poésie dans ces nov langues qu’il est nécessaire de reconnaître comme une véritable création. Aucun vocabulaire n’a de vocation à être neutre (wesh, t’vois ou pas, comme dit Robespierre dans « cher futur moi » (1)). Et cela permet au silence de ne pas s’installer. Jamais.
La parole, qu’elle vienne de la voix, des gestes, des mimiques, des attitudes, c’est la sève de la relation « monde adulte/jeunesses ».
Et François Chobeaux de conclure : « plutôt que se demander « que peut-on faire » il serait plus pertinent de se poser cette question : surtout que ne pas faire ? »
Joëlle Bordet pour sa part affirme « Et nous sommes des témoins interprètes, et nous devons rassurer en étant des passeurs. »
Cent fois sur le métier, remettez votre ouvrage
Deux approches qui peuvent paraître antagonistes mais qui sont aussi complémentaires et donnent un aperçu de la complexité d’un sujet où pourtant tout paraît si simple.
Rien de nouveau dans l’adolescence et tout est neuf dans une, des jeunesse/s sur la/lesquelle/s la société déteint. Il semble que ce soit l’environnement suscitant où évoluent les jeunes qui vampirise leur grandir, lui suce la moelle.
Il y a et il y aura toujours quelque chose qui échappe, qui nous échappe dans la compréhension en direct de cet âge de la vie dans lequel pourtant nous avons baigné avec les mêmes désagréments mais aussi avec la même intensité.
Les maltraitances sociétales sont légions, elles ont un effet néfaste sur les jeunesses, la violence institutionnelle, familiale, politique, sociétale fourmille, souvent sournoise. Et nous sommes souvent à l’origine de ce malaise (cf « la violence, ce n’est pas les autres (2)» de F.Chobeaux)
On doit accepter d’être atteints par la jeunesse, ce n’est pas un virus, même si elle nous déséquilibre
Les éducateur.trices, les animateur.trices sont aussi seul·e·s qu’avant, aussi démuni·e·s. Malgré de nombreuses études, des approches radicalement divergentes, l’œil de socio ou de psycho-logues, des tonnes de mots dans des bouquins, maintes études et analyses de tout poil, l’adolescence reste une contrée sauvage, maintes fois accostée mais jamais colonisée, et c’est tant mieux sans doute. Les jeunesses ont encore de beaux jours devant elles.
L’adolescence n’existe peut-être pas mais les adolescents, les adolescentes sont là qui trépignent, qui protestent, qui se taisent, qui se débrouillent, qui perspectent, au cœur d’un monde dont ils et elles vont, et c’est inéluctable, avoir les commandes un jour.
Alors, il convient modestement d’accepter que ce petit quelque chose qui court dans le sang des jeunesses ne circule plus dans le nôtre, c’est un renoncement mais qui est salutaire si nous voulons accompagner non pas un âge mais des personnes dans la complexité de leur grandir. Ne jouons pas à ne pas être nous, dans notre authenticité, nous avons de quoi faire pour être des partenaires d’un bout de vie dans les instants temps où nous sommes avec les jeunesses quelles qu’elles soient.
Notes :
1. "web série à consulter sur youtube"
2. in "les cahiers de l'animation" 3è trimestre 1995