"Aucun individu ne peut tenir tout seul"
Ven : La société est-elle devenue plus individualiste ?
François de Singly : Oui, incontestablement ! Ce changement commence avec la philosophie des Lumières et la Révolution française. Ces deux éléments imposent à la fois une modification de la société et de la conception de l’individu. Que s’est-il passé ? Les lumières de Dieu, du roi et du père, représentants de l’autorité, sont remplacées par celles de la Raison. L’objectif n’est plus la soumission à ces trois premières autorités, il est de devenir un individu autonome – d’auto-nomos, capacité à fixer ses normes personnelles. La société doit servir idéalement à soutenir ce projet d’émancipation des individus. On peut prendre comme exemple deux des premières décisions de la Révolution : l’instauration du mariage civil et la proposition du divorce par consentement mutuel – décision si révolutionnaire que cette dernière fut supprimée rapidement pour n’être réintroduite qu’en... 1975 ! Ce qui s’affirmait déjà c’est le désir de permettre à chaque individu de vivre sa propre vie et de limiter le pouvoir de la société sur sa vie.
Ven : Ce désir d’autonomie va de pair avec la reconnaissance des Droits de l’Homme. Mais est-il un frein à notre capacité à « faire société » ?
FS: De tout temps, il y a eu des tensions entre la manière dont les individus veulent vivre et ce que la société exige d’eux. L’enjeu pour toute société est de « tenir » les individus et de réguler les liens entre eux. Avec la reconnaissance des Droits de l’Homme et nettement plus tard, des Droits des enfants et la foi dans le progrès et la raison, l’individu s’affranchit progressivement des attentes et des assignations sociales. Il veut vivre et construire lui-même son monde, selon des choix qu’il pose de façon autonome. En réalité, aucun individu ne peut tenir « tout seul » car nous sommes tous et toutes des êtres sociaux. Au XXIème siècle, les appartenances sont générationnelles. C’est une spécificité de la société contemporaine, et cela que l’on ait dix, vingt, trente, ou soixante-dix ans.
Ven : Quelle forme prend cette « appartenance générationnelle » et à quand remonte-t-elle ?
FS : Au début des années soixante, pour la première fois, une radio, Europe 1, réunissait toute une génération autour de Salut les copains, le soir au retour de l’école. Aujourd’hui, c’est au quotidien, du matin au soir, que chaque classe d’âge tisse des liens spécifiques, avec sa culture musicale, avec ses séries ou podcasts, avec ses mangas, ses réseaux sociaux. Ceux qui sont sur Facebook ont trente ans de plus que ceux qui sont sur TikTok. Cette façon de vivre ensemble, au sein d’une même génération, est à mettre en regard avec les années soixante et soixante-dix quand toute la famille se réunissait autour de la télévision familiale pour regarder le film du dimanche soir, ou Au théâtre ce soir. Aujourd’hui, fin du rituel, chacun dans sa chambre regarde ce qu’il veut et vit dans son monde. À proximité des siens, il entretient ses liens à distance.